À la découverte du quatrième membre du Yellow Magic Orchestra

LOGIC SYSTEM Orient Express
Express, 1982
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Musique Journal -   À la découverte du quatrième membre du Yellow Magic Orchestra
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Les trios mythiques dignes de ce nom ont tous un quatrième membre. Les Marx Brothers avaient Zeppo ; Nirvana avait Pat Smear ; les trois mousquetaires avaient D’Artagnan. Le Yellow Magic Orchestra (YMO) n’échappe pas à la règle. Si l’on connaît le pianiste superstar Ryuichi Sakamoto, le fondateur Haruomi Hosono, et le crooner Yukihiro Takahashi, en revanche, le quatrième membre (officieux) Hideki Matsutake reste largement inconnu – du moins en Europe. Pourtant, celui-ci a joué un rôle majeur dans les expérimentations électroniques du trio, à travers son usage de la programmation informatique et des synthétiseurs. Formé par Isao Tomita, pionnier de la vague électronique japonaise, Hideki Matsutake a collaboré dès 1978 au premier album de Ryuichi Sakamoto, Thousand Knives. Il a ensuite bossé avec le YMO durant sa période la plus fructueuse, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. 

Mais si je vous parle de Hideki Matsutake, ce n’est pas tant pour vous faire découvrir un homme de l’ombre génial, que pour vous faire écouter les créations d’un musicien qui aspirait justement à sortir de l’ombre. Après plusieurs projets sous son propre nom et/ou avec d’autres à la fin des années 1970 (dont le génial et onirique Space Fantasy), il lance en 1981 le projet Logic System, qu’il mène plus ou moins en solo. L’album s’inscrit dans la lignée des débuts du YMO, avec des expérimentations électroniques entre le comique et l’intime.

La suite de la carrière de Logic System s’éloigne pourtant des sonorités synthétiques de la célèbre formation japonaise, pour aller vers une tendance plus easy-listening, mais aussi plus organique. En effet, ce qui semble captiver progressivement Hideki Matsutake, ce sont les rapports entre l’humain et le synthétique. Loin de les opposer, l’expérimentateur cherche à les lier. Ainsi, en évoquant Venus, son deuxième album, réédité cette année, le musicien déclare s’être demandé à quel point « l’humanité » de l’ordinateur pouvait être en harmonie avec celle des humains.

De même, sur la jaquette du troisième album de Logic System, Orient Express, paru en 1982, Matsutake déclare : « J’ai relevé le défi de créer de la musique avec une machine, sans que la musique ne soit pour autant mécanique. Mes machines ne souffrent certes pas des mêmes peines et incertitudes que les interprètes humains. Mais, de leur propre manière, elles ont de l’imagination, je crois. Comment vous représenteriez-vous la musique faite par une machine ? J’imaginerais celle qui figure sur cet enregistrement. Et la voilà. »

C’est de ce projet, qui questionne l’humanité des machines et leur imagination, mais aussi de l’un des plus célèbres trains du monde, dont je souhaiterais parler maintenant plus en détail. Cet album, c’est en effet le rêve d’un voyage en Orient Express que le musicien n’a jamais pu faire. Quand l’album sort, le train ne roule plus depuis cinq ans. Le but de Logic System, comme la pochette futuristo-kitsch le souligne, c’est de substituer au voyage en train celui en synthétiseur.

L’ouverture, suivie du thème principal de l’album (la piste éponyme « Orient Express ») donne le rythme uptempo de cet album qui traverse la nuit à toute vitesse, soutenu par des caisses claires puissantes. On pense parfois à la BO de Midnight Express composée par Giorgio Moroder quelques années plus tôt : on y retrouve la même obscurité, des rythmiques proches, et un même goût pour les thèmes musicaux nocturnes, mystérieux et obsessionnels, ici souvent écrits par des proches du YMO. Le morceau « Armistice » est particulièrement réussi dans cette veine. Mais là où Giorgio Moroder tend inévitablement vers la nuit ou la destruction, Hideki Matsutake garde une envie de lumière et de rêverie presque candide, avec des thèmes cristallins joués au synthétiseur qui viennent répondre aux rythmiques écrasantes évoquant la cadence du train.

Le rêve est donc le mot-clé de cet album. Mais attention, sa légèreté ne doit pas laisser penser qu’il s’agit d’un album de pop électronique japonaise easy-listening parmi tant d’autres, qui finira par obtenir 20 000 vues sur l’une des nombreuses chaînes YouTube qui remettent ces projets en lumière depuis quelques années maintenant. Orient Express mérite que l’on s’y arrête plus longuement. Sa rêverie est philosophique, historique, et même politique. 

Philosophique, tout d’abord, parce que c’est toute cette réflexion sur l’humanité des machines qui est en jeu dans l’œuvre de Logic System. Les évasions candides au synthétiseur que l’on évoquait plus haut en sont la démonstration. De même, « Simoon », reprise du premier album du Yellow Magic Orchestra, mérite d’être évoquée. Là où, cinq ans plus tôt, le groupe avait décidé d’user d’une voix vocodée pour la partie chantée du morceau, afin de coller à son esthétique robotique, Matsutake choisit une chanteuse à la voix pure, pour mettre l’accent sur la dimension organique de la composition. Par ce procédé, il donne au morceau synthétique des airs de mélodie jazz, que l’on pourrait écouter dans le luxueux wagon-bar de l’Orient-Express dans l’entre-deux guerres.

On en arrive alors à la dimension historique. Logic System rend hommage au parcours de l’Orient Express et à ses différentes étapes, par exemple avec le morceau « Sofia », piste dodelinante évoquant le train avançant péniblement à travers l’Europe. La thématique est donc loin d’être un simple prétexte pour Matsutake, qui est allé jusqu’à donner le nom de Georges Nagelmackers, créateur de l’Orient-Express, à la dernière piste de l’album. Il s’agit bien d’un album-concept où la rêverie est située spatialement et historiquement. Mais quel est le rêve de l’Orient Express ? Ce train n’est -il pas le fruit du fantasme d’un Ailleurs par les Occidentaux – ce que Edward W. Saïd nommait l’orientalisme ? Ne relève-t-il pas d’une conquête territoriale, qui a d’ailleurs servi très concrètement aux puissances européennes à asseoir leurs empires coloniaux ? 

On arrive immanquablement à la discussion politique, et pour l’aborder il faut parler d’une reprise présente sur l’album : celle de « In a Persian Market » par Albert Ketèlbey. Ce morceau de 1920 est en effet considéré comme un sommet de la musique orientaliste, usant de tous les rouages de composition des Occidentaux pour fantasmer l’Orient (seconde augmentée, enchaînement la-si bémol-mi…). Comment comprendre la reprise de ce morceau exoticisant européen par un compositeur japonais, dans un album sur l’Orient Express ? D’un point de vue mélodique, l’interprétation de Matsutake est très fidèle à Ketèlbey ; c’est dans le choix de ses instruments – ses fidèles synthétiseurs, gorgés d’émotions – que se cache sa créativité, et sa prise de position. On peut penser aux premiers travaux du Yellow Magic Orchestra, qui, quelques années plus tôt, semblaient tantôt rendre hommage à l’exotica, genre américain des années 1950 et 1960 reposant sur l’imaginaire d’un « ailleurs » fantasmé, tantôt le tourner franchement en dérision avec leurs ordinateurs. Ici, l’ambiguïté est la même. Matsutake se moque-t-il de Kètelbey et Georges Negelmackers, ou leur rend-il hommage ? Laissons-la parole au principal intéressé, en interview avec le site Stereoklang. « J’ai entendu que Nagelmackers voulait en fait que le terminus de l’Orient Express soit Tokyo, et non Istanbul. Il a aussi dit que si l’Orient Express était allé jusqu’à Tokyo, la ville aurait pu recevoir des ressources de la part du continent [européen], et le Japon aurait été capable d’éviter ces guerres ». L’Orient Express de Logic System ne s’arrête pas à Istanbul. Il va jusqu’à Tokyo, et le Japon n’en est devenu que plus puissant.

On a dit que cet album était historique. Peut-être est-il plutôt uchronique, dans un vingtième siècle où le Japon aurait connu un autre avenir, et serait devenu une puissance technologique hégémonique, pouvant tenir tête aux Etats-Unis. En témoigne la reprise de « Classical Gas », standard de la pop instrumentale américaine, par Matsutake, qui sonne ici franchement orientale – comme si on pouvait, dans ce futur imaginaire et quasi-inversé, orientaliser les Etats-Unis. La piste finale de l’album, épique et puissante, rend hommage au projet ferroviaire grandiloquent de Nagelmackers, et dans le même mouvement honore cette histoire alternative née des doigts de Logic System, et la fait rayonner.

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