Le jour où Jay-Z a maqué le rap et les vrais instruments

Jay-Z MTV Unplugged
Roc-A-Fella, 2001
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En novembre 2001, Jay-Z ne sortait pas encore officiellement avec Beyoncé mais il était déjà une énorme star aux États-Unis : deux mois plus tôt, il sortait son chef d’œuvre Blueprint, qui se vendrait à deux millions d’exemplaires dans son pays, et lancerait via le titre « Take Over » sa fameuse embrouille avec Nas. En France, d’après mes souvenirs, on ne le connaissait en revanche pas aussi bien qu’aujourd’hui : les médias généralistes se montraient toujours méfiants à l’égard de ces rappeurs américains jugés « matérialistes », tandis que la majeure partie de la presse branchée ne trouvait pas encore le rap aussi cool qu’aujourd’hui et ne suivait donc les sorties que de loin. Du coup, ce MTV Unplugged de Jay-Z – écoutable en streaming uniquement sur Tidal –,  un renversant florilège de ses tubes, accompagné des Roots et entièrement produit par leur leader et batteur Questlove, était ici passé inaperçu, à part chez quelques groupuscules d’experts. C’est bien dommage, puisque on sait qu’un vaste pan du public français adore tout ce qui relève des concepts de magie de la scène, d’impros débridées, ou de mecs qui rappent sur fond de contrebasses et de trompettes « jouées live ». Si ce disque exceptionnel avait été mieux exposé sur notre marché national, il aurait possiblement fait un carton, délogé la série Jazzmatazz de Guru (RIP) dans les cœurs des amoureux de l’authenticité et du hip-hop organique, et même pourquoi pas changé la perception courante du rap dans notre pays, mais ne refaisons pas l’histoire.

Si le MTV Unplugged de Jay-Z est exceptionnel, c’est surtout parce qu’il reste un véritable disque de rap malgré l’omniprésence de tous ces vrais instruments. Je ne dis pas que j’ai passé en revue toute la production existante de rap avec de vrais instruments, mais je crois quand même en avoir assez entendu dans ma vie pour pouvoir affirmer que ces expériences ne donnent que très rarement des choses qui me plaisent, et surtout qu’elles ne donnent JAMAIS du rap – au contraire : elles l’évacuent. Je crois que c’est un problème essentiellement acoustique : les vrais instruments, électriques ou non, résonnent d’une manière envahissante pour la voix des rappeurs, ils entravent leur performance, diluent leur charisme, les relèguent au second plan, voire à l’arrière-plan dans les cas plus pénibles. Parfois, ils les transforment en membres du groupe, ce qui peut être intéressant en soi mais qui, de fait, éjecte aussitôt le résultat généré hors des frontières du territoire rap. Et puis ne nous mentons pas, un son de batterie en live ne claque pas du tout comme une batterie samplée et retouchée, et encore moins comme un son de boîte à rythmes.

Or, sur ce MTV Unplugged – qui n’est pas entièrement débranché, précisons-le, puisqu’il y a des claviers électriques –, les Roots font sans doute possible mentir ma théorie, et accomplissent donc la prouesse de faire sonner ce qu’ils jouent comme d’authentiques beats de rap, tout en leur offrant un lustre et une puissance incomparables. C’est déjà impressionnant sur les morceaux qui, dans leurs versions originales, utilisaient des samples de funk ou de soul, comme au hasard « Can’t Knock The Hustle » avec Mary J. Blige (qui donne vraiment tout ce qu’elle a et nous fout la grosse chiale à au moins trois reprises), ou « I Just Wanna Love You » avec Pharrell (qui n’avait déjà pas trop de problèmes de confiance en lui et tente presque de prendre le dessus sur Jay-Z lors de ses refrains). Mais c’est encore plus dingue quand les Roots réussissent à reconstituer les productions synthétiques de Timbaland (« Big Pimpin » et « Jigga What ») ou de Irv Gotti (« Can I Get A… ») en y mettant une patate pas possible, reprenant les détails du groove original avec leurs moyens traditionnels sans que cela sonne condescendant ou que ça parte dans une veine patrimoniale qui casse l’ambiance.

Et ce serait vraiment malvenu de la casser, cette ambiance, parce qu’elle est, mais alors, complètement malade, les gens sont comme possédés du début jusqu’à la fin. Les membres de l’assistance, qu’on imagine plutôt réduite – c’est dans le cadre d’une émission de télé, on le rappelle, donc on peut difficilement avoir plus de quelques centaines de personnes – sont investis à environ 8000 %, c’est vraiment la soirée de leur vie, tout le monde reprend les paroles, Jay-Z sort plein de petites blagues et de gentillesses, il donne des consignes pour dire qui chante quoi à quel moment, bref c’est vraiment familial, et en même temps c’est l’hystérie collective, même les choristes parfois ont l’air de partir en freestyle. Je crois que cette liesse est permise entre autres par la proximité et l’intimité du contexte, Jay et les Roots ne sont pas installés sur une scène en hauteur, ils partagent l’espace avec les spectateurs, ce qui donne même une certaine musicalité aux incessants hurlements et acclamations, comme s’ils s’incorporaient au déroulé des chansons. C’est un phénomène qui ne serait peut-être pas possible avec plus de monde, dans un lieu plus vaste : les réactions des fans y évolueraient dans une autre sphère sonore que les morceaux, on sentirait comme une barrière entre les deux.

Évidemment, au-delà des prestations hors norme des Roots et du public, c’est bien Jay-Z qui demeure le héros de ce disque. Surtout, il en sort gagnant, d’une part puisqu’il parvient, lui le rappeur matérialiste, à gagner une crédibilité totale et instantanée chez ceux qui considèrent le hip-hop comme l’héritier du jazz et de la soul, et voient son seul salut dans le rap « conscient », politisé, et en général accompagné de vrais instruments. D’autre part, parce que Jay conserve néanmoins son statut quasi divin de best rapper alive en alignant ses couplets avec une aisance et un charisme qui refusent toute contestation. Il a beau bafouiller à deux ou trois moments, censurer tous les jurons de ses textes puisqu’il est sur MTV, et parfois rouler sur la jante en termes de cordes vocales, il reste un performeur à nul autre pareil, captivant, réellement habité par le génie. Il réussit même à transformer ses petits défauts en atouts : sa voix enrouée à force de la pousser finit par lui donner un supplément d’humanité, lui dont le timbre métallique et le phrasé implacable peuvent parfois sur disque laisser penser qu’il n’a pas de cœur. Et son interaction avec ce public dont il n’avait peut-être pas anticipé l’enthousiasme débordant a quelque chose de réjouissant, de chaleureux, de presque mignon – « I love you », dit-il ainsi en s’esclaffant au début de « Hard Knock Life », alors que des fans entonnent le refrain dès les premières mesures du morceau, sans que Jay ait même pu avoir le temps de leur demander. Bref, c’est un album qui dans sa carrière – et donc dans l’histoire du rap du début des années 2000 – a marqué un basculement définitif, dont parle d’ailleurs très bien mon confrère Aurélien Chapuis alias Nemo dans cet épisode de NoFun Rewind sur le sujet, enregistré il y a deux ans.

Je tiens à préciser, pour terminer, que je n’ai rien contre les albums de rap en live, je veux dire par là contre les enregistrements de concerts de rap, tant qu’ils ne ramènent pas de vrais instruments. J’adore par exemple le live de NTM au Zénith en 1998, je crois même que j’aime bien le Live In Montreux du Wu-Tang en 2007, même si je préfère encore davantage les bootlegs que j’avais téléchargés de Method Man avec Redman à l’époque de leur tournée How High, où tout le public chantait toutes les paroles de A à Z – hélas je ne retrouve plus cet excitant document aujourd’hui sur Internet. Tout ce que je veux dire, c’est que dans la catégorie « rap avec vrais instruments » le Unplugged de Jay-Z avec les Roots semble indépassable – et j’ai beau être extrêmement fan du Scum Fuck Flower Boy de Tyler et de sa couleur « live », je crois qu’on ne peut pas pour autant le faire entrer dans la même catégorie que le disque de Jay, parce qu’il tient tout de même plutôt de la création de studio, bien que l’on y entende des guitares et des Rhodes. Et j’ajouterai, par ailleurs, que pas plus tard que la semaine dernière, une nouvelle sous-catégorie du genre est apparue et qu’elle a aussitôt généré son premier chef-d’œuvre : il s’agit du rap avec vrais instruments, option « le rappeur s’est pas pointé », et le live en question est l’envoûtant NPR Tiny Concert du producteur Zaytoven et de ses musiciens, qui devaient normalement être rejoints par Future, lequel n’est en fait jamais venu. Comme quoi parfois l’esprit « No Future » peut donner des choses positives (si cette vanne vous a plu, tapez dièse).

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