L’incroyable ultime album de Lizzy Mercier Descloux

Lizzy Mercier Descloux Suspense
Polydor, 1988
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Musique Journal -   L’incroyable ultime album de Lizzy Mercier Descloux
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Je mentionnais hier la no-wave en parlant de Harry Pussy mais ce n’est qu’une coïncidence si Lizzy Mercier Descloux, dont je vais évoquer l’ultime album aujourd’hui, a justement contribué à cette scène new-yorkaise de la fin des années 70, et qu’à ses débuts son cri primal a pu annoncer celui d’Adris Hoyos, avant de changer de cap la décennie suivante. L’excellente biographie que Simon Clair vient de lui consacrer aux éditions Playlist Society raconte bien sa vie et son parcours artistique ; j’y ai appris plein de choses et il me semble qu’on savait en fait assez mal qui était cette chanteuse française à la carrière avortée quoique internationale et ambitieuse, en dehors de ses disques et de la personnalité musicale qui s’en dégageait.

Je ne vais pas résumer le bouquin ici mais je dirais pour synthétiser qu’entre Rosa Yemen, son premier disque expérimental de 1979 et Suspense, le dernier en 1988, l’auteure du tube « Mais où sont passées les gazelles » est passée de la performance post-punk à la variété cosmopolite, en faisant escale par le groove mal famé de ZE Records puis par la pop sud-africaine, alors totalement inconnue en Occident. Le fil conducteur de cet itinéraire, c’est son goût du dehors bien sûr, mais je crois aussi pouvoir dire sans trop me vautrer dans la psychanalyse de comptoir que c’est la recherche de sa propre voix/voie (ça vous fera 130 euros, merci, à la semaine prochaine) : on sent Lizzy peu à peu apprivoiser sa musique intérieure, elle qui au départ hurlait et parlait plus qu’elle ne chantait. Or, sur Suspense, album que Simon Clair décrit comme « très moyen », et que Mark Cunningham, un de ses producteurs, juge « trop lisse » piégé par les exigences déplacées de Polydor, j’estime pour ma part que la chanteuse réussit à se déployer comme jamais, vocalement, littérairement, artistiquement : c’est là que je la trouve plus épanouie et la plus émouvante de toute sa carrière. Clair nuance d’ailleurs son jugement à ce sujet en citant Cunningham : “Lizzy avait travaillé très dur pour améliorer son chant sur cet album. Elle en était très fière et le fiasco l’a bouleversée” – le disque s’est en effet planté, l’échec décourageant définitivement la Parisienne, qui n’enregistrerait hélas plus jamais par la suite, et putain c’est vraiment trop con parce que ce qu’elle laisse voir sur une partie des chansons de Suspense augurait de choses peut-être encore plus enivrantes.

Je vais sans doute paraître délirant à certains fans mais sur ses disques « de référence », Mambo Nassau et Lizzy Mercier Descloux, je trouve que Lizzy existe beaucoup plus en tant que maîtresse de cérémonie et directrice artistique qu’en tant que vocaliste. Les instrumentaux sont parfois vraiment fous d’invention et d’habileté, il n’y a pas à discuter, mais sur la plupart des titres j’ai l’impression que ses interventions au micro tiennent du gimmick, du commentaire, de l’ad-lib, comme peuvent l’être les prestations de Coati Mundi dans Kid Creole & The Coconuts – je ne fais pas cette comparaison tout à fait au hasard puisque le groupe était, comme Mercier Descloux, signé à un moment chez ZE Records. Ça se remarque particulièrement lorsqu’elle chante dans son anglais approximatif ce qui, je l’entends, colle bien à l’esprit « pirate » du projet, mais qui au fond ne semble être qu’une figure imposée et néanmoins superflue lorsqu’on s’aperçoit des splendeurs dont elle est capable en français. Car ce sont précisément les chansons dans sa langue maternelle, comme “Les baisers d’amants” (une sortie hors album de l’époque Mambo Nassau)  ou “L’éclipse” (dans Lizzy Mercier Descloux), qui lui laissent la place pour s’exprimer pleinement, où se révèle toute la richesse de son timbre et de sa prononciation, et qui en tant que compatriote me font vibrer pour de vrai. Lorsqu’elle vogue sur les flots de l’étranger, du grand Autre, elle excelle incontestablement dans ses choix musicaux mais je dois avouer que son chant en lui-même ne la fait guère sonner à mes oreilles que comme la correspondante parisienne rébou d’Ari Up des Slits – ce qui peut être sympa par moments, mais assez vite lassant.

Bref, après le surproduit mais sympathique One for the Soul en 1986, Lizzy Mercier Descloux enregistre donc Suspense deux ans plus tard avec un vieil ami de l’époque no-wave, Mark Cunningham, trompettiste de Mars, pas franchement réputé pour ses talents de facteur pop. Or, Polydor veut un tube et impose qu’ils soient accompagnés de John Brand, producteur à succès pour des groupes new-wave et indie, notamment Aztec Camera et Eyeless In Gaza. Le résultat, c’est un album qui comme les précédents sort en deux versions, l’une majoritairement française, l’autre majoritairement anglaise, mais sans que les paroles soient les mêmes d’une langue à l’autre  – ainsi “Gypsy Flame” s’appelle “Gueule d’amour” en français, et “L’heure bleue” est intitulée “Hurricane” en anglais. Pour ajouter au bazar, le tracklisting a aujourd’hui plus ou moins fusionné, mais il varie selon les endroits : dans la réédition réalisée par le label Light In The Attic en 2016, il diffère ainsi de celui proposé par les plateformes de streaming, qui débute mal puisqu’il donne priorité aux morceaux en anglais. Ce que je vous propose, pour mieux pour vous y retrouver, c’est donc de vous concentrer sur les titres suivants, qui forment à mes yeux l’achèvement et la quintessence de l’œuvre de Lizzy Mercier Descloux  : d’abord la troisième piste, « Salomé », puis le fabuleux enchaînement qui va de la neuvième à la quatorzième : « Échec et Mat », « A Room in New York » (en anglais, mais très réussie avec son harmonica, et qui pourrait être chantée par la Jil Caplan de la même époque), « Gueule d’amour », « Vroom, c’est la voie lactée », « Deux femmes à la mer », et enfin « L’heure bleue » – soit un véritable runde classiques en puissance.

L’ensemble du disque est illuminé d’arrangements à couper le souffle et pas si synthétiques que Cunningham le dit dans le livre de Simon Clair, même si les vrais instruments, à savoir ces cordes mélodramatiques ces guitares rétrospaghetti, y diffusent un halo très “sophistichic”  – je suis sûr que ça se disait à l’époque. Je veux bien comprendre qu’ils aient alors paru nouveau riche, mais pour le coup ils ont extrêmement bien vieilli et semblent presque inédits après toutes ces années (après vous pouvez ne pas être d’accord, je vous écoute si vous voulez vous exprimer dans les commentaires). Mais c’est donc surtout lorsqu’ils sont associés, sur les titres que j’ai cités, à ce que fait Lizzy au micro qu’ils revêtent un éclat totalement astral. Commerciaux mais amples, ils mettent en valeur sa voix mieux que tous ceux ce qui les ont précédés. Avec une interprète plus classique, ça ne donnerait sûrement que de la pop internationale de bon goût, un simple décor soigné mais dénué de souffle. Mais chez elle, ça se transforme en récit captivant, vibrant de fantasmes, et moi qui suis souvent peu attentif aux paroles je me suis retrouvé en découvrant « Échec et mat » ou « L’heure bleue » à guetter ce qu’elle allait bien pouvoir dire à chaque phrase. C’est aussi qu’elle joue un personnage multiple et unique dans la pop française, tout à la fois femme fatale, garçon manqué, cocue blasée et vagabonde faucheuse de bijoux. Elle passe d’une déclaration fatale à un jeu de mots absurde, saute d’une crevasse à briser le cœur à un promontoire railleur. Elle joue tranquillement avec l’ordre qui doit être celui de la chanson française, parce que j’imagine qu’à l’époque, elle s’en tape, de la chanson française. Et elle effectue sans trop de heurts l’aller-retour entre sa technique toute fraîche et ses habitudes de gamine qui fait n’importe quoi.

Si elle ne s’était pas exilée dès ses débuts du marché national, Lizzy Mercier Descloux y aurait sans doute occupé la place d’une Catherine Ringer et/ou d’une Muriel Moreno, tout en emmenant avec elle les vieux fans de Brigitte Fontaine et de Catherine Ribeiro. À la place de ça, elle semble aujourd’hui avoir inspiré Christine & the Queens – le chant d’enfant sauvage, l’anglais « à la française » – mais c’est peut-être un hasard, si ça se trouve la Nantaise ne l’a jamais écoutée. En tout cas les aficionados de la chanson hexagonale devraient rabâcher tous les jours à quel point les morceaux que je viens de mentionner sont visionnaires, et en même temps débordants d’amitié et d’innocence, pleins d’une pulpe très française, du genre à vous dire un truc tragique entre une blague d’enfant et quelques onomatopées d’apparat. Sur la plus belle d’entre elles, “L’heure bleue”, on devrait tous avoir envie d’être à côté de Lizzy dans la cabine et dans la vie, de la regarder en train de faire monter et descendre sa voix, de lancer ses petits éclats ou de comprimer ses cordes vocales, de surjouer son texte ou de le sous-jouer, de le mimer. Et surtout on voudrait tous connaître quelqu’un capable de chanter si justement, si légèrement des mots comme ceux-là :

Lizzy Mercier Descloux est morte à 47 ans d’un cancer, elle a voulu aller s’éteindre en Corse, à Saint-Florent, et le soleil du nord-est de l’île, que je connais un petit peu, me paraît aujourd’hui impossible à dissocier de la lumière aveuglante de vitalité, de peine et de liberté qui brille sur ce disque infiniment sous-estimé qu’est Suspense.

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