Quand j’ai découvert avec béatitude Cheyenne Autumn il y a trois ou quatre ans grâce mon ami et conseiller musical personnel Cédric Fargues, je me suis d’abord dit qu’il s’agissait d’un classique ignoré de la fin des années 80. Puis je me suis vite rendu compte que c’était exagéré de décrire en ces termes un album de Jean-Louis Murat, vu l’aura éternelle et la solide fan-base dont bénéficie depuis maintenant trente ans le provocateur auvergnat. Certes, j’ai vu certains amateurs reprocher au disque d’avoir mal vieilli en termes de production (synthés veloutés mais creux, boîtes à rythmes en arrière de la main, que sais-je), mais ça n’empêche qu’il s’est bien vendu à l’époque et qu’il n’a pas non plus rien à voir avec ce que fera Murat par la suite – en somme, je peux me tromper, mais il ne m’a l’air ni vraiment à part, ni vraiment mal aimé dans la discographie de Jean-Louis. Par conséquent, j’ai beau avoir adoré vivre une si bouleversante révélation en entendant Cheyenne Autumn, je ne peux néanmoins le faire valider par la ligne éditoriale de Musique Journal : il est manifestement beaucoup trop connu et apprécié.
En revanche, il y a bien quelqu’un de méconnu voire d’oublié dont il faudrait parler ici, et dont les premiers morceaux en solo sortis quelques années plus tard sonnent très très fort comme le Murat de cette période : c’est Alain Bonnefont. D’ailleurs, sous la vidéo YouTube de son titre « Tous les états », un certain Frédéric Suard se fend du commentaire suivant : « apparemment le mec possède Cheyenne Autumn dans sa discothèque ou alors je fume trop de weed ». J’ai envie de lui répondre que les deux solutions ne s’excluent pas mutuellement, mais surtout que si Bonnefont a sans doute l’album chez lui, c’est pour une bonne raison puisqu’il en a co-écrit l’une des plus belles chansons, « Te garder près de moi ». Et que plus largement, ce songwriter lui aussi venu d’Auvergne connaît et travaille avec Murat depuis la fin des années 70 – il faisait notamment partie de Clara, le groupe mené par l’auteur de Vénus avant ses débuts en solo.
Donc forcément, ce premier single ressemble beaucoup à ce que Murat et lui ont pu faire ensemble. À la différence près que la voix n’est pas du tout la même : l’arrogance et la morgue qui caractérise le beau gosse écorché disparaît au profit d’un timbre plus clair, plus vulnérable, plus exposé, avec des petits détails de prononciation que j’aime beaucoup – j’ai l’impression que les gens ne disent plus les « j », les « n » ou les « d » plus comme ça de nos jours, comme si ça faisait trop fragile pour notre époque, je ne sais pas. « Lord Have Mercy » est très réussi dans un style variété ligne claire anglophile, mais c’est surtout la face B « Tous les états » qui ressort, avec un groove downtempo superbement arrangé et des paroles qui nous proposent une errance à travers l’Anjou et le Maine. C’est très français dans l’âme, avec une production pour le coup très londonienne, limite Soul II Soul, le contraste pourrait foirer mais personnellement ça me touche.
Je me dis d’ailleurs que même si Bonnefont n’avait jamais côtoyé Murat, ça me ne gênerait pas qu’il l’imite, puisqu’il le fait si bien. C’est une question que je me suis souvent posée en écoutant des copistes doués, je pense par exemple dans un autre genre à ce disciple de Drexciya et d’Aphex Twin qui s’appellait Sint : quand la réplique est vraiment bien réalisée, est-ce qu’on ne s’en fiche pas un peu que ce ne soit pas l’auteur de l’idée originale aux commandes ? Entre vous et moi, ça me dérange pas trop. Un célèbre penseur n’a-t-il pas dit que « dans le juste exercice de l’art se noie l’individu particulier, et dans la beauté clairement exprimée se dissout le sujet contingent » ? Non, à vrai dire aucun célèbre penseur n’a dit ça mais je vous le dis aujourd’hui car sur ce chapitre, je pense avoir raison.
Après ce premier single, Alain Bonnefont a sorti un album, toujours aux Disques du Crépuscule – c’est d’ailleurs en me renseignant sur Marie Audigier, signature du label pour laquelle il a jadis écrit, et dont je parlais voici quelques semaines, que je suis tombé sur son nom – qui s’appelle Amaretto. Je ne l’ai pas encore entendu – il n’est pas sur les plateformes, mais je pense que je vais finir par l’acheter en CD – à l’exception de son deuxième single, « La Puce », qui là donne dans une pop-house un peu breakbeat, limite The Beloved, avec une guitare hispanisante. Je trouve ça tout aussi réussi quoique d’une autre manière, mais avec le même sens du contraste – un peu comme si on rentrait d’Ibiza en TER. Depuis, Bonnefont a pas mal galéré, n’a jamais pu tout à fait vivre de sa musique, mais il continue à jouer, en solo ou aux côtés de son vieil ami Murat, qu’il a accompagné en tournée ou sur disque – la dernière fois en 2017 pour Travaux sur la N89. Il a sorti plusieurs albums autoproduits dans les années 2000, qui eux sont disponibles en ligne et que je vous conseille d’aller écouter. Et si jamais vous nous lisez, Alain, on vous salue chaleureusement et on espère que vous allez bien.