Le véritable « électronica-gate » déclenché vendredi par le post un peu mauvaise ambiance de notre ami Virgile Iscan est tombé à point nommé puisque ça faisait un moment que je voulais vous parler de trois disques affiliés au genre IDM/electronica, trois crushs de jeunesse que j’écoute encore souvent et qui exposent par les faits toute la diversité et toute l’invention de ce courant à ses débuts. Plutôt que de courant, je crois d’ailleurs qu’on devrait plutôt parler d’approche, voire d’éthique, tant ces trois EP se dispersent en toutes directions et ne semblent partager qu’un seul principe, qui consiste en gros à partir à l’aventure avec des machines en s’épargnant la contrainte de la fonctionnalité dancefloor, mais sans pour autant effacer le corps de l’équation. Ce sont des disques sortis entre 1993 et 1995, soit une période où Aphex est déjà une légende mais n’a pas encore sorti « Windowlicker », et où l’intégration de ce lexique électronique par d’autres genres, comme l’indie-rock ou le rap « alternatif », reste une pratique encore balbutiante – Kid A de Radiohead et Tragic Epilogue d’Antipop Consortium ne sortiront ainsi qu’en 2000.
Ce sont des musiques qui, écoutées vingt-cinq ans plus tard, montrent en tout cas que ce qu’on appelait électronica ou IDM englobait plein de choses à la fois : rien qu’en restant concentré sur ces trois pièces, on y entend à la fois du breakbeat, de la techno, des samples de jazz ou de funk, de l’ambient plus ou moins serein, des gros synthés flippants et des petits effets cocasses ou mignons. Et si les constructions toujours plus intrigantes d’Autechre et les nœuds rythmiques d’Aphex Twin ont certes bien exercé une énorme influence sur le continent IDM, on rappelle néanmoins que toute une partie de cette scène fabriquait des morceaux beaucoup plus limpides, avec du groove et des mélodies, et qu’on savait quand même rigoler une fois installée la dernière version de Cubase sur son Atari. L’aspect très cérébral, voire scientifique de ces musiques a été injustement surexposé, au détriment de leur âme souvent très enfantine, de leur côté pervers polymorphe, tendre mais brutal, pour le dire vite. C’est de l’expérimentation envisagée non pas comme une expérience de laboratoire ou une démonstration phallo-technique, mais comme une méthode régressive, une fabrique de monstres, une suite de propositions délirantes, et je pense que les trois exemples que je vous invite aujourd’hui à découvrir ou rédécouvrir illustrent bien tout ça.
On connaît aujourd’hui Mike Paradinas alias µ-ZIQ un peu moins pour ses disques que pour son talent à diriger Planet Mu, un des labels les plus extraordinaires de ces deux dernières décennies. Ami d’enfance d’Aphex Twin, Paradinas est d’ailleurs (il me semble) le seul artiste à jamais avoir co-signé un disque avec ce dernier. À l’époque, j’aimais déjà faire mon intéressant et me plaisais donc à préférer les travaux du petit Grec à ceux du diabolique rouquin gallois. Ses deux premiers albums Bluff Limbo et Tango N’ Vectif s’écoutent encore plutôt bien : on est dans l’émotion sans pellicule de protection, l’expression conjointe de la vulnérabilité et de la violence, l’innocence jouisseuse et l’angoisse du ravin, on baguenaude en plein terroir édénique comme si Dieu n’existait pas mais on sait qu’à tout instant on peut se faire bouffer le pied par des chardons carnivores. Surtout on sent bien que la façon de créer et d’assembler les choses n’est pas beaucoup plus « intelligente » ni sophistiquée que celle de la techno « pas intelligente » – par exemple sur « Twangle Frent » ou « Gob Spots », le langage reste très rave, finalement, même s’il est parlé dans un espace peut-être plus intérieur.
On peut trouver ces albums un peu datés, on peut aussi les trouver trop émo et trop dramatisants, ça se défend. Mais ça reste une musique qui, autant que les premiers Aphex, a fait des tonnes d’émules, à l’époque. Par la suite Paradinas a un peu mûri et il a sorti des disques de drill’n’bass qui m’ont déçu et auxquels je n’ai injustement pas donné de seconde chance. Mais avant ce qui m’a semblé être sa chute, il a publié ce EP, Salsa With Mesquite, qui pour moi concentre tout ce qui me plaisait chez lui et dans cette approche infantile de la musique électronique.
Tout y est très beau mais c’est le morceau titre qui sort vraiment du lot, avec des voix modifiées qui ont l’air de sortir d’un anime ou d’un jeu vidéo, et ces sons d’orchestre digitaux qui foutent un peu les boules, dont se servait souvent Paradinas. La mise en scène est super réussie, les éléments s’enchevêtrent dans un élan néo-classique pas sérieux, ça donne une ambiance qui mêle sans problème espièglerie et tragédie, et ça rentre pour moi dans les plus belles créations de cette communauté britannique d’enfants chéper.
Je reviendrai peut-être un autre jour sur un autre projet du early Paradinas que j’adorais, c’est l’album Maskesaracket de Jake Slazenger pour le mythique label Clear.
Vous savez sans doute que Luke Vibert alias Wagon Christ était lui aussi un ami d’Aphex et donc de Paradinas, il a même d’ailleurs sorti des disques sur Planet Mu. Vibert a toujours eu un statut mixte, entre l’IDM et le trip-hop/downtempo, du fait qu’il diggait et samplait beaucoup et que son goût du groove et du rap de son époque – plus que du rap électrofunk des origines dont se réclamaient notamment Autechre – était plus prononcé que ceux de ses collègues. Plug était le nom de son projet plus ou moins drum & bass, qui avant de publier un album un peu chiant avait enchaîné une série de trois EP édités sur Blue Angel, division de Rising High (label plutôt techno/ambient pour le coup) qui m’avait totalement matrixé, notamment le troisième, Versatile Crib Funk. C’est un des rares exemples de musique qui réussit à mélanger avec succès la déconne et la virtuosité, le groove charnel et la toiture qui ondule.
C’est rare que j’accroche aux morceaux avec une volonté de narration sonore si affichée, avec des événements en cascade, mais là je me rappelle avoir été complètement soufflé. L’animation rythmique est grosso modo aussi vive et agitée que celle de la jungle à la même époque, mais les jeux d’accords et d’effets qui se conjuguent aux drums font de cette collection un manifeste pour une jungle qui s’amuse, qui s’épanche, qui génère des affects qu’on ne croisait en général pas trop sur les dancefloors des soirées Metalheadz. Et je précise – sans clin d’œil pro-drogue – que c’est un des disques qui m’a fait saisir à quel point la weed ouvrait les tympans.
Jamie Hodge aka Born Under A Rhyming Planet est un artiste peu prolifique : sa discographie exhaustive doit compter une dizaine de références et il n’a sorti que deux maxis sous son seul nom. C’est à ma connaissance l’un des premiers Américains à avoir fait de l’électronica, en l’occurrence dans un contexte plutôt techno puisque ces deux maxis en question ont été publiés chez Plus 8, le label de Richie Hawtin et John Acquaviva. Si le second, le sublime Spasm Band, n’a d’ailleurs plus rien à voir avec de la techno (on dirait une sorte d’ambient-jazzy avec un petite vibe Tortoise, et d’ailleurs Hodge avait visiblement pas mal fréquenté les gars de Chicago), le premier, Digital:Hell/Analog Heaven, est une sorte de tentative d’effraction réussie de la prison du 4/4, mais où l’auteur n’oublie pas pour autant que cette taule lui aura quand même appris pas mal de trucs. Là où Paradinas joue sur l’intensité sentimentale juvénile et que Vibert se plaît à malaxer ses matières avec une sensualité pour le moins freaky, Hodge et son espèce de techno expérimentale, de club music sans club, semble davantage vouloir sortir de lui-même, se perdre et se retrouver, sentir le poids du monde, des machines et de l’univers, pour mieux s’en dissiper. Même quand il se fait plus tendre et apaisé, il garde dans sa facture une gravité, une résignation qui le démarque nettement de ses modèles anglais.
Aux dernières nouvelles, Hodge ne fait plus vraiment de musique, il vit au Danemark où il travaille en tant que développeur dans l’informatique. Il avait lancé un label de rééditions de jazz dans les années 2000 et son dernier projet discographique date de 2006, dans le groupe Conjoint, dont fait notamment partie David Moufang, alias Move D. Et tant qu’à parler de gens « retraités » de la musique, j’en place une pour Bertrand, le DJ et vendeur de la boutique BPM qui m’avait recommandé ce maxi de Born Under A Rhyming Planet sans que je lui demande rien de précis.