I Jahbar et ses amis pratiquent un dancehall qui se met au vert (mais on parle pas de weed)

I JAHBAR & FRIENDS Inna Duppy SKRS Soundclash
Duppy Gun, 2019
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Musique Journal -   I Jahbar et ses amis pratiquent un dancehall qui se met au vert (mais on parle pas de weed)
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J’ai beau adorer à peu près toutes les musiques anglaises d’origine jamaïcaine et plus largement caribéenne, j’ai toujours eu un léger blocage avec les traditions proprement jamaïcaines que sont le reggae et tous ses ancêtres et dérivés, ska, rocksteady, dub ou dancehall. Adolescent, je n’ai jamais eu le coup de foudre pour ces styles même si j’ai toujours plus ou moins voulu les aimer, entre autres choses parce que ça m’importait de comprendre ce que les fans de ces genres y entendaient de si fascinant. Au fil des années, j’ai bien sûr eu des tas de crushs ici et là, mais disons que je n’ai jamais saisi dans son ensemble le délire des fameux « studios de Kingston », je n’ai jamais intégré ces musiques à ma vie. Je crois que je ne me suis jamais dit « ah tiens je vais me mettre un bon gros album de Capleton avant de partir au bureau » ou « et si je me réécoutais ce classique d’Horace Andy pendant ma petite balade dominicale ». Pour être précis j’ai l’impression que je suis vite écœuré par la vibe générale du reggae, si riche et diverse soit-elle, sûrement parce que je l’ai trop subie, à la fois chez des copains ou dans des soirées, et même à l’époque où Nova en jouait un peu trop, notamment l’après-midi, ça me gonflait.

N’étant donc pas foncièrement amateur de la matière première, j’ai plus de facilités avec ses hybrides, notamment avec tous les courants successifs du hardcore continuum britannique – jungle, garage, dubstep, grime, et tutti quanti – et même avec les créatures frankensteiniennes du dub électronique germanisant à la Maurizio ou du label ˜scape. Autant je me considère la plupart du temps comme un puriste anti-métissage quand il est question de rap ou de techno, autant je semble préférer ma musique jamaïcaine quand elle est mélangée à autre chose. J’ai bien conscience que c’est un goût et un discours pas si éloignés de ceux des gens qui ne supportent la techno « boum-boum » mais qui aiment bien les trucs « un peu électro » (voire carrément « assez électro ») ou, pire, des gens qui jadis affirmaient ne pas supporter le rap à part les Beastie Boys et Cypress Hill. Que c’est en gros une attitude de FDP post-moderne qui veut les effets sans les causes, le ciel sans la terre, la fumée sans le FAYA.

On peut en discuter longtemps mais en tout cas ça ne va m’empêcher de kiffer cette mixtape produite par une belle brochette de bohèmes cosmopolites que Marcus Garvey n’aurait sans doute jamais voulu faire bédave. D’un côté on a Velcro et Big Lite, deux Californiens affiliés au label Duppy Gun, fondé par Cameron Stallones, le mec de Sun Araw, et M. Geddes Gengras, autre mec de L.A. lui aussi venu des marécages psychédéliques lo-fi. On rappellera, pour être un peu moins narquois, que le binôme a sorti un album avec les Congos en 2012, et qu’il n’est pas impossible que ce soit eux qui se cachent sous les pseudos de Velkro et Big Lite. De l’autre côté c’est le mystérieux collectif philipino-canadien SKRSINTL (SeekersInternational), dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est que chacune de leurs sorties – en général des mixtapes très fragmentées sorties par un label de Bristol que j’adore, Bokeh Versions – semble surgie des limbes de l’histoire musicale jamaïcaine, entre jungle désorientée et lovers-rock emballé sous vide dans un épais « zip-loc full of kush ».

Mais là où cette tape ne se fout pas non plus trop de la gueule du monde, c’est qu’y figurent en premier lieu plusieurs chanteurs jamaïcains, principalement I Jahbar, neveu d’Ashanti Roy, un membre des Congos, mais aussi RDL, G Sudden et Buddy Don (je crois que mon problème avec le reggae et le dancehall vient aussi des pseudos des artistes, je n’arrive jamais à les retenir, je capte pas comment ils sont construits – genre Yabby You, sérieux, ça sort d’où ce blaze ? pourtant sa musique est super). Les mecs sont très forts, la voix de Jahbar notamment a quelque chose de presque gastronomique, on sent que le mec est un gourmet, qu’il doit fréquenter les meilleurs tables de sa ville de Spanish Town (vu les échos on ne peut plus rastafariens qu’il a choisis de faire résonner à travers son patronyme, il doit probablement suivre le régime ital – lequel est proche du végétalisme que je pratique moi-même, il faut le dire), mais aussi un peu fripon, un peu taquin sur les bords. Cette coexistence entre les vocalistes « roots » et leurs producteurs pas du tout du coin se révèle en tout cas fructueuse, ce qui est rare : dans mes souvenirs les tentatives de ce genre se finissent souvent par des superpositions ni faites ni à faire, voire catastrophiques (je n’ai personne de précis à citer là tout de suite, mais rien qu’en France je sais qu’il y en a eu pas mal, des fusions toutes nases de ce genre). Si ça marche si bien, je crois que c’est parce qu’on dirait que les beats ont été conçus après les prises de voix, chose qui me semble inhabituelle dans l’industrie du dancehall. Je ne sais pas du tout comment a été fabriqué l’ensemble mais mon feeling général c’est que si les instrus n’ont pas été enregistrés après, ils ont en tout cas été taillés ou retaillés sur les voix, comme c’est le cas, dans un autre genre, de certains disques de Young Thug. Les arrangements de claviers et de drums semblent tressaillir, rebondir sur les pistes vocales, ils ponctuent les phrases comme des adlib mignons, de façon assez modeste mais grâce à des sons plutôt étrangers à l’univers jamaïcain. On entend des plans rythmiques para-jamaïcains qui peuvent rappeler le grime mais aussi des moments qui là partent tout à fait ailleurs, comme sur « Turn Up », le deuxième titre, dont les synthés font un peu penser à ceux utilisés par Arthur Russell, notamment sur Calling Out of Context. Cette chanson est ma préférée du disque et même si c’est sans doute la plus originale, elle en donne la couleur : un mood indolent mais espiègle, rien qui ne vient surmobiliser l’attention, il y a de l’espace et du flottement, des détours et de la profondeur de champ ou en tout cas une très bon sens de la superposition.

En fait, sûrement un peu plus sur les sons produits par SKRS, on dirait qu’il s’agit moins de riddims que de décors envisagés comme des reliefs, des petites sculptures sonores plutôt que des lignes musicales. Ça peut évoquer un jeu vidéo, un film d’animation, un collage de bruits qui deviendraient de la matière – le texte du Bandcamp parle de « lovers rock, GRM-style », ce qui est un peu exagéré mais qui donne une bonne idée de l’expérience. En tout cas c’est une tape bizarrement surprenante parce qu’elle réussit à offrir un résultat frais sans pour autant chercher à transgresser les règles du genre. Les prods respectent les fondamentaux du dancehall au sens où elles ne prennent jamais trop de place et n’envahissent pas l’espace réservé aux chanteurs, et en même temps elles affichent sans se la raconter des couleurs souvent hors norme. C’est un charme bien à elle que cette sortie exerce : à la fois ancré dans une démarche concrète, dans un exercice au service des artistes jamaïcains, assez loin de l’abstraction un peu frustrante de certains passages des tapes de SKRS, et en même temps ce sont des chansons que l’on écoute par instants comme des créations du « Premier monde », pop, savantes et minimalistes, qui se trouvent avoir eu l’idée d’inviter des mecs de Spanish Town au micro. Ça donne donc une chose très belle à écouter, peut-être compliquée sur le papier mais en réalité envoûtante et légère, qui m’a fait un effet salutaire quand je l’ai découverte au milieu de l’été un peu nul et gris-blanc qu’on a eu à Paris, et qui reste parfaite pour cette fin d’été.

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