Variété internationale pour réalité altérée

SWING OUT SISTER It's Better To Travel
Mercury, 1987
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Musique Journal -   Variété internationale pour réalité altérée
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Il a déjà été question plusieurs fois d’hyper-réalité dans Musique Journal, explicitement ou non. Ainsi la semaine dernière je parlais de James Ferraro, chez qui cette notion est explorée ou du moins posée, supposée, testée, dans sa manière de prendre au pied de la lettre les artefacts sonores générés par la médiasphère américano-globale. C’est une idée excitante que d’imaginer une réalité non pas augmentée, mais plutôt altérée en même temps qu’optimisée, dont la facticité offrirait un rendu plus réel, plus convaincant, plus stimulant que la réalité courante. Ça ouvre un tas de perspectives tant esthétiques que théoriques que je dois avouer n’avoir explorées, pour le coup, que de façon très réduite comparé à tout ce qui a pu être fabriqué et pensé sur le sujet.

C’est en tout cas une « réalité musicale » moins décevante, moins sèche que la « vraie », la quotidienne, que proposent les Anglais de Swing Out Sister dans It’s Better To Travel. Il faut vous prévenir, c’est un disque qui, vu de loin, mais aussi probablement de près, risque d’en repousser un certain nombre par son clinquant jazzy-pop extrêmement marqué par son époque, la fin des eighties : on est entre Basia et les moments les plus coûteux de Everything But The Girl, avec dans la voix de la chanteuse Corinne Drewery quelque chose de moins incarné que celle de l’auteur polonaise de « Promises » et de moins à fleur de peau que celle de Tracey Thorn. Mais c’est justement cette légère désincarnation qui me fascine, cette distance – Drewery avait été mannequin et créatrice de mode –, cette personnalité qui ne s’affirme pas tout à fait, alors qu’elle habite un environnement qui lui-même brille de mille feux, à la fois par la sophistication de ses structures et par l’éclat de ses arrangements synthétiques.

Ce sont ces sonorités-là, ces espèces d’objets sonores qui sortent tout neufs du studio puis du CD, qu’on peut qualifier d’hyper-réelles. L’idée chez Swing Out Sister – dont les deux autres membres, Martin Jackson et Andy Donnell, venaient pourtant de deux fameuses formations post-punk, respectivement Magazine et A Certain Ratio, plutôt connues pour leur usage « moderniste » des machines, avant de produire en parallèle des titres electrofunk tranchants pour le label anglais Streetwise –  consiste en effet à recréer avec beaucoup de soin et de premier degré des parties orchestrales d’inspiration Broadway/Tin Pan Alley, à l’aide des outils les plus perfectionnés de l’époque, notamment le Fairlight, encore une fois. On y entend aussi d’authentiques cuivres, dirigés par Richard Niles, un Américain exilé en Grande-Bretagne qui a longtemps assuré ce type de boulot pour différents artistes pop, et par Paul Staveley, qui bosserait ensuite avec John Barry et Amy Winehouse. Sur leur album suivant, Kaleidoscope World, le trio devenu duo fera carrément appel à Jimmy Webb, célèbre songwriter américain, auteur de standards comme « Wichita Lineman » ou « By the Time I Get to Phoenix ».

Ce que je ressens à l’écoute d’It’s Better To Travel – un titre que je n’imagine pas pouvoir être être anodin pour un groupe de Manchester aussi adepte de recréations synthétiques : il s’agit sans aucun doute de voyages fictifs, de déplacements oniriques –, que ce soit de ses hits « Breakout », « Surrender » ou « Twilight World » ou de ses plages plus secondaires, notamment « Theme (from It’s Better To Travel) », l’instrumental incroyable qui ferme le disque et qui en confirme la teneur à la fois conceptuelle et narrative, ressemble à ce que je peux saisir dans certaines comédies musicales hollywoodiennes (un secteur que je connais mal, je le précise) : c’est un déferlement d’espoir, un monde en effervescence qui vous tend les bras, mais qui à peu près dans le même geste vous avertit, par quelques formules détournées, qu’il n’existe pas pour de vrai, qu’il va vous finir tôt ou tard (et plutôt tôt, d’ailleurs) par vous renvoyer à votre vie de tristesse et d’isolement. Mais je ne le vois pas non plus comme une ruse du malheur ou de la résignation : la masse d’émotions palpables charriée par chaque morceau – faux cuivres qui surgissent comme des Jack in the box, nappes majestueuses et irisées, lignes de chants enchanteresses qui pourraient presque tourner en boucle tels des mantras, virages et chicanes de composition, comme quand en voiture on passe derrière une montagne ou une colline et qu’on aperçoit soudain un horizon triomphant – est telle qu’elle peut suffire, même éphémère et illusoire, à nourrir l’existence d’un monde parallèle de joie, d’aventure et de plénitude.

C’est l’essence utopique du son FM et high-tech de cette époque, interprétée à l’anglaise : au lieu de pleurer un passé paisible et fantasmé ou de savourer un présent apaisé quoique désillusionné – comme le faisaient beaucoup d’Américains dans les années 80 –, les Mancuniens ne regrettent rien. Ils font simplement apparaître par les miracles de la technologie et de cet anglais envisagé comme une langue étrangère – car nettoyée d’affects et curetée de ses reliefs – un univers fictif qui ne cherche même plus à nous faire croire qu’il existe. Mais à aucun moment les façonnages plastiques et les élans outrés de It’s A Better To Travel ne jouent sur le terrain de la dystopie sous néon, du cauchemar climatisé : il n’y pas de méta chez Swing Out Sister, comme le prouvera la suite de leur carrière, qui égrènera des albums plus ligne claire dans leur veine jazzy, et finira par ressembler à je ne sais quel projet lounge dont le public français aura bien pu s’amouracher à la grande époque des compilations Costes/Bouddah Bar – mais EBTG était déjà sur le coup, il faut croire.

Alors oui, écouté de loin ou de près, vous pourrez aussi bien considérer ce disque comme le pendant britannique d’un album de Véronique Sanson, Maurane ou France Gall de la fin des années 80 ou du début des années 90. Pris isolément, les accents soul de Corrine Drewery ne se distinguent pas trop de ceux de Enzo Enzo, Viktor Laszlo, voire de Mathilda May – je vais peut-être un peu loin mais c’est aussi pour vous inviter à goûter aux charmes du single de l’actrice. Mais au milieu de ce hall of mirrors digital si frétillant de vie simulée, la voix de l’Anglaise gagne une substance mélancolique et expressive qu’aucune autre ne possède, à ma connaissance. Elle survole moins qu’elle vole au ras du sol parmi ces régions aux matières si peu consistantes, et auquel son timbre inhabité offre par effet contraire un véritable foyer, un cœur, un désir d’exister.  

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