Il y a deux ans, j’avais adoré la compilation Andina : The Sound of Peruvian Andes – Huayno, Carnaval & Cumbia (1968 to 1978), sortie chez Strut. Si elle m’avait tant plu, c’est en grande partie parce que je ne comprenais vraiment pas trop ce qui se passait dans les morceaux, que ce soit au niveau des rythmiques, des arrangements, du mixage, des lignes de chant ou du son des instruments. Je m’étais donc fait la remarque que je ne connaissais rien à la musique péruvienne, et plus largement que j’ignorais à peu tout du Pérou en général. Sur le coup je n’avais d’ailleurs pas cherché à dépasser ce constat, mais par la suite, le hasard me fit tomber sur plusieurs informations mémorables au sujet de ce pays et de son histoire récente.
La première chose – dont j’ai pris connaissance en traduisant de l’anglais une série de podcasts consacrés au sport –, ce sont les aventures rocambolesques de l’équipe péruvienne de football masculin après les éliminatoires du Mondial 2018 : accédant aux phases finales pour la première fois depuis des décennies, les “Blancs et rouges” apprennent, peu après leur qualification, la suspension pour un an de leur attaquant-star Pablo Guerrero, contrôlé positif à un test anti-dopage – un an hors du terrain voulant dire pour lui qu’il ne pourra pas intégrer l’effectif lors de la Coupe du monde. Mais on découvre vite que le produit dopant décelé n’en est pas vraiment un, puisqu’il s’agit d’infimes traces de feuilles de coca, que le joueur aurait consommé sous forme d’infusion dans un hôtel de Lima avant un match des phases préparatoires (il semblerait que tout le monde boive ça comme de la tisane là-bas, même si personnellement, à la place de Guerrero, j’aurais évité de siroter cette boisson chaude vu la situation, enfin bref maintenant c’est fait).
Là-dessus, c’est tout le Pérou qui s’insurge, notamment contre le personnel et la direction de l’hôtel : la page TripAdvisor de l’établissement se retrouve submergée de commentaires hyper malveillants – genre ils racontent que les chambres sont infestées de cafards, que les serveurs crachent dans les cocktails, que les grooms font les poches des clients, etc. – et Guerrero est obligé de demander aux fans les plus remontés de se calmer et surtout d’annuler les notations injustes qu’ils ont postées en masse (le Swisshotel n’a alors plus qu’une étoile sur cinq sur la célèbre plateforme de voyageurs, autant dire que plus personne n’a envie de réserver là-bas). L’avant-centre fait appel de la décision de la commission de discipline de la FIFA, qui lui propose d’abord une réduction de la durée de sa suspension, qui lui permettrait de jouer le Mondial. Mais cela ne lui suffit pas, le mec est fier, son honneur est en jeu, il veut être blanchi : puisqu’il n’a commis aucun crime, il ne mérite aucune peine. Mais là c’est le Tribunal arbitral du sport qui va commencer à le trouver un peu gonflé, et donc décider de revoir la décision de la FIFA : bim, la suspension est rallongée et le revoilà privé de Mondial. Bah ouais, fallait pas tenter el diablo, Pablo. Et puis là, ultime coup de théâtre, juste avant le début de la compétition, le Tribunal fédéral suisse (dont je comprends pas bien ce qu’il vient faire là, puisque la Coupe du monde se joue en Russie, mais passons) annonce que la sanction est suspendue, et qu’en en gros elle sera appliquée ultérieurement – Guerrero pourra donc bien aller fouler les pelouses de Saransk ou de Sotchi. Sur place, l’équipe s’éclipse hélas dès les poules en perdant contre le Danemark et la France mais elle termine par une victoire symbolique – dans le bon sens du terme – deux buts à zéro contre l’Australie et rentre donc très contente au pays. J’ai envie de dire “ah bah d’accord, tout ça pour ça !”, mais j’ai l’impression que je manque d’éléments pour me moquer.
La deuxième chose encore plus incroyable et encore plus deep que j’ai apprise récemment au sujet du Pérou, c’est que leur ancien et charismatique président Alan Garcia est mort en avril dernier en se tirant une balle dans la tête. Il avait fait deux mandats à la tête du pays, à deux décennies d’écart, le premier très à gauche mais dévasté par l’inflation, le second beaucoup plus à droite, moins catastrophique économiquement mais gangréné par le gigantesque scandale de corruption autour de l’entreprise de BTP Odebrecht – c’est lorsque la police est venu l’arrêter chez lui pour son implication dans l’affaire qu’il s’est suicidé. D’après ce que j’ai lu, Garcia ne pouvait concevoir de se faire arrêter et juger, il s’envisageait comme une espèce d’élu au sens divin du terme, se sentait au-dessus des lois et au-dessus des autres justiciables – littéralement, d’ailleurs, puisqu’il mesurait 1 mètre 93, dans un pays où la taille moyenne des hommes tourne à environ 1 mètre 64. Jacques Chirac aussi était grand, mais pas autant, et lui aussi a fait deux mandats, mais d’affilée et dans les conditions qu’on connaît, et puis surtout il n’a jamais ressenti l’envie de se suicider puisque personne n’est allé jusqu’à venir chez lui pour lui mettre les menottes, mais bon ne nous écartons pas du sujet et respectons les morts.
Tout ça pour dire que lorsque je me suis renseigné sur les choses entendues dans l’anthologie Andina, j’ai découvert un peu par hasard sur Spotify la musique d’Alicia Delgado. Célèbre chanteuse folklorique née dans la région de Lima en 1959, elle a enregistré des disques qui mettent au premier plan la harpe andine, au son franchement peu proche de la harpe que nous connaissons dans le Primer Mundo : j’aime bien Joanna Newsom mais là c’est pas la même limonade du tout. Le texture est plus métallique, plus triste aussi, et en fait le rendu ressemble davantage à ce qu’on pourrait attendre d’un instrument à cordes africain ou indien. Rythmiquement, on évolue plus ou moins sous les tropiques, mais en même temps c’est étrangement austère, lent au point d’être presque statique, ou disons hypnotique mais comme à distance. Ce qui m’a beaucoup frappé surtout, c’est l’usage des synthés pour produire ces rythmes, et notamment ces effets de ralentissement lo-fi presque “screwed” qui, aujourd’hui sont utilisés, je vous le donne en mille, par Elysia Crampton – et je doute fort que ce puisse être un hasard puisque celle-ci, bien que d’origine non pas péruvienne mais bolivienne, se réclame néanmoins de la tradition huayno dont Delgado est une éminente figure. La voix de la Princesa del Foklore Peruano sort chargée d’écho et de reverb, ce qui donne l’impression qu’elle est parfois plus ambianceuse que chanteuse, surtout qu’elle annonce son nom au début de chaque titre comme le font les Jamaïcains ou les Ivoiriens. Mais son expression est tellement belle, elle pousse tant dans l’émotion la plus défardée qu’on cesse vite de la voir comme une simple animatrice et qu’on s’accroche à ses inflexions et à sa prononciation très articulée. Comme pas mal d’artistes pourtant importants hors de l’Occident, ce n’est pas évident de trouver sur le web une discographie d’elle digne de ce nom, ni de bien comprendre où et quand et comment tout ça a été enregistré. Wiki parle d’une carrière démarrée en 1975 et mentionne une bonne quinzaine d’albums, mais sur mes autres bases de données de iencli je ne trouve que deux ou trois disques, et sur YouTube c’est pas très clair non plus.
Ce qui est clair en revanche, c’est que l’histoire personnelle d’Alicia Delgado est, comme les deux autres racontées plus haut, tout à fait hors du commun, mais pour le coup totalement tragique : après avoir épousé dans sa jeunesse un certain Ruben Retuerto, dont elle a eu un fils, la chanteuse a ensuite vécu une longue (et plus ou moins secrète) histoire d’amour avec une autre artiste traditionnelle, Abencia Meza, jusqu’à ce qu’en 2009, pour des raisons qu’on présume passionnelles, cette dernière a commandité à son chauffeur le meurtre de celle qu’elle aimait. Le corps de Delgado a été retrouvé lardé de coups de couteau dans la maison où vivait le couple. Et après avoir interpellé le chauffeur, la police a identifié Meza comme le cerveau de l’assassinat – celle-ci a été depuis condamnée à 30 ans de prison.
Un commentaire
La musique est effectivement très prenante, à la fois triste et lumineuse. Même si la harpe rappelle parfois la kora, le rapprochement que vous suggérez avec Joanna Newson ne semble pas saugrenue, en particulier du fait du détachement entre la voix et l’instrument comme si la harpe avait une vie à part dans la chanson plus qu’elle ne servait d’accompagnement. Ou tout du moins dans les trois chansons que j’ai écoutées. Sa discographie semble en effet foisonnante et peu facile à inventorier.
Pour les disques disponibles sur la musique péruvienne, je recommande également les compilations back to Peru parues dans les années 2000 chez Vampisoul centrées sur les groupes de rock des années 60/70