Un mélange de house, de jungle et de R&B avec beaucoup d’espace et une grosse fixation sur Todd Edwards et Timbaland : la définition du 2-step avait l’air d’une déclaration utopique. Sauf qu’à la fin des années 1990, en France, à peu près personne ne connaissait les disques de Missy ou Aaliyah, et encore moins Todd, et les gens digéraient tout juste le « phénomène drum’n’bass tout droit sorti des clubs londoniens ». Le 2-step, style chargé en charleys et en basses né dans le sillon du speed garage, était en effet un truc qui bousculait le sens de la généalogie, on ne savait pas trop d’où ça venait. C’était à la fois plus commercial et plus chelou que la drum’n’bass qui elle commençait à se standardiser après des années passées à un level de créativité quasi impossible à imaginer. Ça sonnait trop swing, voire trop new-jack pour convaincre les fans de base de Roni Size ou Photek, et en même temps c’était difficile de dire que c’était un affadissement du breakbeat : les programmations s’y faisaient plus subtiles que jamais, les snares claquaient, fouettaient, se cabraient dans tous les sens, et les basses ajustées avec maestria – le niveau de technicité et de sound design était très véner, disait-on alors.
On sait qu’en Angleterre le 2-step s’adressait à un public upwardly mobile : en gros, des jeunes issus des classes ouvrières avec un pouvoir d’achat boosté par la prospérité de la fin des années 90, qui aimaient porter de la marque et prendre des bouteilles en club. Mais ça ne doit pas faire oublier que la bande-son de leurs soirées ressemblait à une créature de science-fiction à laquelle on aurait appris à fabriquer de la musique qui plaisait aux filles, lesquelles avaient alors déserté la drum’n’bass . En France, à ma connaissance, ce style n’avait jamais pris : j’avais beau avoir écrit un article sur le sujet dans le magazine Tribeca, rien ne s’était passé (haha). Il y avait un mec qui en jouait dans quelques petites fêtes parisiennes, un certain DJ Dom, que j’avais interviewé, je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu. Et en dehors de « Rewind » d’Artful Dodger avec un Craig David débutant, puis bien sûr du succès de The Streets un peu plus tard, rien n’avait permis de comprendre au public hexagonal qu’il se « passait un truc à Londres ».
Pourtant, ce truc, c’était pas n’importe quoi. Le beat se déployait selon bien des BPM et des modalités, les voix pouvaient être tantôt centrales, tantôt absentes, la gestion de la basse oscillait entre fugacité et pieds dans le plat. C’est dans le 2-step qu’on a entendu les premières occurrences de ces fréquences graves au son vrombissant mais primesautier, qui feraient ensuite tout le sel du dubstep, anglais puis américain. Mais c’est un genre qui prend surtout beaucoup de plaisir à ne jamais exploser, qui accepte juste en apparence le principe du drop, sans vraiment jouer le jeu. L’idée, c’est de tourner autour du climax en y agitant tout ce qui peut lui donner l’impression qu’il va pouvoir avoir lieu, sans pour autant jamais vraiment lui donner le feu vert. Quelle perversité, mes amis – mais aussi quelle volupté, évidemment.
Les deux maxis que j’ai choisis aujourd’hui sont des références du célèbre label Locked On, signés par un duo dont j’avais découvert un titre sur la compilation Roots of Dubstep sortie chez Tempa en 2006, et compilée par Martin Clark alias Blackdown, journaliste et bloggueur éminent de la scène anglaise. Phuturistix était formé de Dave Jones, alias Zed Bias, l’un des plus gros producteurs 2-step, connu en Grande-Bretagne pour son tube « Neigbourhood », et de DJ Injekta, de son vrai nom Sefton Motley (très bon patronyme, d’ailleurs, le mec aurait pu le garder et devenir acteur). Ça donne une idée de l’utopie 2-step : aucun track ne ressemble à l’autre, c’est à la fois souple et tendu, art et marchandise, à chaque mesure le corps est plus sollicité, c’est vraiment de la musique qui fait confiance aux muscles, aux articulations, aux nerfs, et qui leur veut du bien. Il y a cette impression de vide, caractéristique et troublante, qui facilitait les enchaînements des DJ et qui du coup donne aux tracks une vibe fantomatique, pas simple à appréhender. Surtout, c’est de la musique qui, comme la jungle dans ses meilleurs moments, semble constamment essayer des trucs, tester des textures et des patterns, elle a un truc libre, joueur, voire espiègle, qui est finalement assez rare dans le monde de la dance music. Les couleurs varient entre celles de l’héritage afro-américain (ces samples ou ambiances préprogrammées de jazz ou de soul qui se déroulent comme des tapis rouges) et celles d’une palette électronique à l’époque pas encore très répandue – on n’y entend presque aucun son marqueur des autres courants en vogue au tournant du millénaire. C’est aussi ça que j’aimais dans cette musique, sa vocation expérimentale mais pop, sa façon de tenter des mélanges sans vouloir se la jouer artiste.
On sait que les producteurs 2-step pratiquaient beaucoup le remix de tubes R&B américains et, plus généralement, tout track du genre sonne comme un peu comme un dub hyper transformé de R&B. Mieux : dans ses meilleurs moments, comme ici avec Phuturistix, le 2-step fait sonner chacun de ses éléments comme une voix : les percussions en particulier ont ce grain qu’on dirait parlé, parfois même beatboxé, mais jamais live. Sur le titre « Deepdown », le chanteur est sous auto-tune (un truc pas encore si normal en 2000) et on dirait que c’est pour le mettre au niveau des autres instruments en place, afin qu’il s’intègre à cette petite machination où tout le monde fait semblant d’être autre chose que ce qu’il devrait être. Tout ça se passe évidemment sous la haute influence de Todd Edwards – de ses cuts de voix mais aussi de ses beats – et je crois que je ne me lasserai jamais d’observer émerveillé comment les musiciens anglais avalent et métamorphosent le travail de quelques génies américains qu’ils élisent une fois tous les dix ans. C’est sans doute ce qui rend le 2-step si attachant : un genre fondé sur une obsession, qui passe tout son temps à essayer de recréer le fantasme de musique qu’il a construit en entendant à la suite du garage new-yorkais normal, puis Todd, et du swinbgbeat classique, puis les premiers Timbaland. C’est une forme sonore vertueuse, qui pousse à tout sauf au repos et à la résignation, et qui par sa patine commerciale donne à la virtuosité rythmique une portée démocratique que je continue de trouver hyper jouissive.