Ça fait pas mal d’années que je n’arrive plus très bien à suivre l’actualité du rap, qu’il soit américain ou français. D’abord parce que je ne suis pas non plus un véritable « bousillé » de rap comme j’en vois des centaines sur Twitter ou ailleurs, et que je n’éprouve pas le même besoin qu’eux d’aller écouter toutes les nouveautés chaque vendredi – je ne les juge pas du tout, mais c’est juste qu’il y a trop de choses dont je sais qu’elles vont me saouler ou juste « m’intéresser » vite fait mais que je ne penserai jamais à remettre. Mais j’ai aussi du mal à suivre parce que, je crois, la masse de « grosses » sorties a tendance à m’ennuyer un peu, tout en m’imposant des émotions dont je ne veux pas : il y a trop de projets où on sent les artistes sous pression, arrivés à un point crucial de leur vie, ce ne sont plus ces petits jeunes insouciants qui quelques années plus tôt se découvraient un don au micro, maintenant ils doivent « confirmer » et ça peut les rendre pontifiants ou juste dépourvus de feeling, tout ça est pesant, ça m’agresse. Ils jouent leur carrière face au tribunal du rap, et le jury y est sans pitié, souvent trop pressé, parfois totalement incompréhensible dans ses réactions, les haters et les lovers s’embrouillent pire que s’ils parlaient foot et à la fin on ne sait plus trop ce qu’il faut écouter ni penser. Si je trouve ça objectivement super de voir tant de passion et de précision de la part des fans, je dois avouer qu’à la fin de la journée, personnellement, j’ai la tête farcie d’un ragoût de noms de rappeurs plus ou moins bien trouvés et de comptes YouTube peu pérennes, de liens DL cernés de pub et screenshots de tweets effacés. C’est pas joli joli et surtout je me dis qu’en gros, c’est pas comme ça que j’aime mon rap. Certes, c’est une musique où la compétition est plus forte que dans tout autre genre, je sais bien que c’est un facteur essentiel à la production et aux performances, mais ça n’empêche que parfois faut quand même se détendre.
C’est pour ça qu’au contraire j’aime tant les gens qui débutent, ou qui n’ont pas encore vraiment pété, ceux qui n’ont pas encore trop fréquenté les maisons de disques ou les conseillers en marketing digital, ni massivement buzzé sur les réseaux et ailleurs. C’est à cet espèce de championnat universitaire, à cette deuxième voire troisième division, à cette grisante série B du rap américain que l’incroyable DJ Slow a la bonne idée d’intéresser dans ses mixtapes What You Know About Free Pepsi. Le dernier volume m’avait déjà bien ambiancé en 2018 et là ce jeune Belge à la magnifique et blonde chevelure en rajoute une bonne couche avec une sélection pareillement calibrée, à base de rookies locaux et d’authentiques freaks – les deux seuls noms que je connaissais, c’était Playboi Carti et City Girls. En plus de préférer les seconds rôles aux premiers, j’ai aussi une grosse tendance, quand il s’agit de rap, à privilégier les mixtapes aux albums : et là je parle donc bien des mixtapes au sens DJ du terme, pas au sens « projet semi-officiel d’un rappeur avant qu’il ne fasse un album ». Dans 95% des cas, l’écoute intégrale d’un LP en entier, je trouve ça super chiant et je dirais même que c’est un format profondément inadapté à ce qui me plaît dans le rap : la vivacité, la spontanéité, la vertu pop de cette musique qui, malgré son histoire aujourd’hui très longue, demeure attachée à la jeunesse, à quelque chose de frais et de fun, même si elle est le plus souvent faite par des gens qui par ailleurs n’ont pas trop de raisons de rigoler.
Sur une mixtape comme celle-ci, je n’ai ainsi jamais le temps de m’ennuyer, on dépasse rarement deux minutes par morceau, ça s’enchaîne tranquille mais sans répit : d’ailleurs, sur ce volume « 3.33 », Slow fait presque trop court, ça ne dure que 42 minutes mais apparemment c’est parce qu’il a d’autres livraisons prévues pour bientôt – d’où le « .33 », j’imagine, la prochaine sera sans doute la « 3.66 » et ensuite on arrivera à la 4. Bref, la sélection commence par une lettre d’amour trop mignonne bien que trop véner de Frostydasnowmann. Puis ça enchaîne en vrac sur une série de meufs avec des blazes soigneusement choisis : Hood Brat, Kamillion, Lil Brooke, mais aussi S3nsi Molly, et n’oublions pas BigKlit. On croise également l’instable et androgyne Pimp Pimp P dont le track « 88 » est pour moi est le plus gros tube de la tape. Il y aussi ce duo de mecs du Maryland, Keezah & Kayvo, trop doués pour chuchoter dans leurs micros afin de ne pas réveiller leur mère ou leur copine qui doit dormir pas loin. Ou encore le facétieux 645AR, qui lui a carrément décidé de prendre la voix de Mickey (voire de Minnie).
Les instrus tiennent de ce que je pourrais nommer la rapsploitation ou trapsploitation, avec des inspirations d’un peu toutes les époques et toutes les régions, ça peut sonner NYC 1985, L.A. 1996 ou Atlanta 2004, même si ça reste quand même « now ». On sent que les beatmakers n’ont clairement pas l’intention de concurrencer les grosses cylindrées à la Metro Boomin et que du coup ils excellent à produire des choses moins haut de gamme mais qui se prêtent parfaitement à leurs artistes. C’est pragmatique, minimal, vicieux, parfois semi-expé. L’instru de Keezah & Kayvo reprend la musique du jeu Sonic The Hedgehog et m’a pas l’air très 4/4 en termes de mesure, mais je peux me tromper. Le beat pour Lil Duke est bien chéper aussi, presque sans articulation, et puis à la fin il y a aussi un morceau « jook », ce style de danse né à Miami, qui fait vraiment bien plaisir en termes de breaks et de nappes coucher de soleil. Tout ça enchaîné par Slow, ça donne une très belle fresque de couleurs et de textures, un truc pour moi mille fois plus excitant à écouter d’un bout à l’autre qu’à peu près n’importe quelle grosse sortie de cette année (mais vous avez le droit de ne pas être d’accord du tout).
Pour finir de vous convaincre d’aller checker cette mixtape, il faut signaler que je n’y ai entendu aucune voix sous auto-tune et je ne mentionne pas ça pour plaire aux puristes relous, mais juste pour dire que ça donne au truc un rendu presque documentaire, on entend vraiment le grain vocal des artistes comme s’ils nous parlaient au téléphone, surtout que parfois la prise de son est assez amateur, et ça rend tout ça attachant, humain et finalement hyper vivant malgré l’ambiance forcément terre-à-terre et matérialiste qui caractérise la plupart des titres. En tout cas, écouter What You Know About Free Pepsi vol.3.33 reste pour moi une merveilleuse façon de continuer à m’enthousiasmer pour cette musique que j’ai tant aimée mais qui ces dernières années m’a trop souvent gonflé.