Je ne pense pas du tout que l’on puisse parler de tendance lourde ni même légère, surtout que les deux disques sont sortis à cinq ans d’écart et que leur seul point commun avéré est le background post-punk de leurs auteurs. En tout cas Extractions de Dif Juz et Folk d’Ultramarine pratiquent chacun à leur manière un mélange très majoritairement instrumental de rock anglais typique de la deuxième moitié 80, de dub plus ou moins planqué et d’une espèce de jazz proggy, mais aéré. Ça baigne dans un climat très maritime, quelque chose d’assez flottant. Certes, ce sont des œuvres clairement britanniques, les deux mecs d’Ultramarine (Paul Hammond et Ian Cooper, avec la chanteuse Jemma Mellerio) ont revendiqué l’héritage du prog de Canterbury et même collaboré avec Robert Wyatt sur leur troisième album, United Kingdoms. Le deuxième, Every Man and Woman is a Star, avait été encensé par Simon Reynolds et bien d’autres mais perso je le trouve assez vide, je dois sûrement louper un truc essentiel, le contexte chill out ou autre chose.
En tout cas ces deux disques résonnent l’un avec l’autre par leur façon de déplacer le dub dans des eaux pas du tout jamaïcaines. On sait que le dub n’a pas tellement de nationalité ni même de territoire, c’est une musique de studio avant tout, mais quand même, c’est plutôt risqué d’embarquer ses basses pleines d’écho vers les ports des côtes anglaises, avec leurs tavernes, leurs poètes solitaires et leurs chants de marins. Ça pourrait donner un cocktail atroce, le pire mariage possible, du ska celtique ralenti, un sound-system Telerama Dub Festival avec que des mecs qui font du spoken word, je sais pas. Mais c’est là que le dub est fort puisqu’il prend dans les deux cas le contrôle des opérations, du moins à sa façon. Les arpèges de guitares et les enchevêtrements de vents – présents sur Extractions comme sur Folk – ne sont jamais tout à fait autonomes car la puissance du dub se trouve non seulement à la barre, mais par moments elle agit aussi dans l’océan : c’est ce dernier qui décide d’où ça va aller, mais sans que ça puisse trop se voir, il se laisse porter par son propre ordre. Et même si on entend des rythmiques et des fréquences graves caractéristiques du genre, ces marqueurs ne sont pas ce qui font de ces deux disques d’authentiques manifestations dub.
Le vrai effet dub serait plutôt à chercher dans leurs creux, dans ce qu’il ne font pas, et donc dans leur dynamique riche en aléas, en boucles et en improvisation. Mais ce n’est pas de la musique chaotique, c’est même plutôt simple, tout ça mis ensemble, mais pour ça je conseille de l’écouter sur des vraies baffles davantage qu’au casque où là, c’est vrai, une certaine confusion peut se manifester : c’est trop dense, un peu comme regarder une mer agitée depuis le petit hublot d’une cabine (je ne suis pas du tout branché bateau mais j’ai vu des films et pris deux trois ferrys dans ma vie). Alors qu’écouté dans une pièce pas trop minuscule, avec si possible un peu de lumière voire une vue sur le ciel, là ça devient superbe, on avance avec la musique comme on marche sous le vent, l’illusion organique est parfaite, on distingue la couleur des algues, le goût du sel, les accrétions d’écume sur le rivage.
Bien sûr, Extractions et Folk se différencient aussi sur des tas de choses. Le premier est sorti chez 4AD, il est produit par Robin Guthrie des Cocteau Twins, et Liz Fraser chante sur une piste, on est donc dans un environnement assez solennel et un studio qu’on imagine bien « pro ». Les guitares sonnent comme si elles jouaient leur dernière note et l’élan général est celui d’une course vers l’horizon, vers sa houle et sa beauté absolue, celle qu’on ne peut voir que si l’on va mourir juste après. Du côté de la batterie, il y a de l’animation, une mixture de souplesse et d’ardeur, et les basses sont donc dub au sens post-punk du terme, entre Peter Hook et Jah Wobble. Mais cette rondeur singulière ne l’emporte pas sur le pathos, celui-ci au contraire l’enveloppe dans son linceul aquatique : il n’y pas de tension, c’est une contemplation, ça apaise comme dans les limbes.
Folk est quant à lui nettement plus espiègle, il renvoie plus de couleurs et ses moments d’amertume demeurent sans gravité. Mais il a cet élément qui, pour le coup, marque une mélancolie océanique plus dub que nature : c’est l’usage habile du melodica, ce petit clavier à embouchure qu’aimait tant Augustus Pablo et qui évoque les accordéons qui « signent » la musique des marins d’Europe. Les gens d’Ultramarine avaient déjà fait de la musique sous le nom de A Primary Industry, un projet post-punk qui, pour le coup, est assez proche de ce que fait Dif Juz. Mais là, quelques années plus tard, ils ont eu accès à des machines et à des synthés et ça donne donc un groove qu’on peut trouver soit charmant, soit daté, soit les deux à la fois, mais qui en tout cas s’avance vers les régions de l’electronica première période, voire celles du trip-hop, mais dans une version maritime plutôt qu’urbaine – on pense parfois à un A.R. Kane qui gambaderait non dans un champ, mais sur une plage à marée basse.
Ce sont deux albums non pas frères, donc, mais disons cousins issus de germain, qui ont chacun un grand cœur et des petits défauts mignons. Et au-delà de leur beauté iodée, ils ont surtout la particularité de pouvoir être écoutés, trois décennies plus tard, comme des expérimentations inter-genres pour le moins audacieuses, car peu conscientes d’elle-mêmes, et dont on ne songe même pas à savoir ce qu’elles sont en train de mélanger.
Un commentaire
Ultramarine, ils sortent encore des skeuds, toujours un peu dans la même veine arty, des objets d’orfèvre un peu désincarnés qui trouvent parfois une certaine grâce. Ils ont surtout à leur actif une ribambelle de maxis avec quelques remixes assez forts, dont celui là de CC (je l’ai même samplé, je crois!) : https://www.youtube.com/watch?v=T9V1Z5N-S2U