Réalisme capitaliste et digging mou : plongeons dans les limbes du downtempo seconde génération avec Lemon Jelly

Lemon Jelly '64-'95
XL Recordings, 2005
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Musique Journal -   Réalisme capitaliste et digging mou : plongeons dans les limbes du downtempo seconde génération avec Lemon Jelly
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Dans Exotica, publié en 1999, David Toop interroge son propre goût pour l’easy listening, l’exotica et leurs itérations contemporaines, chez Bill Laswell par exemple. Il se demande à quel point ce genre de musique, évocatrice de paysages aussi lointains qu’apaisants, n’est pas une sorte de vestige kitsch d’un imaginaire colonial dépourvu des aspects réels et négatifs de la colonisation. Une rêverie blanche de colon en claquette sirotant des Maï-Taï dans des lieux virtuels où l’esclavage n’aurait jamais eu lieu, où les questions de pardon et de culpabilité seraient évacuées. Une musique qui oscille entre amnésie et amnistie, dans un pur espace symbolique.

En 2001, le DJ Sean Rowley lance une nouvelle émission sur la BBC, qui durera 8 ans. L’émission s’appelle Guilty Pleasures, et deviendra une immense référence du digging mou, de la recherche des interstices les plus banals et en même temps – parfois – les plus touchants de la culture pop. À la suite de cette émission, Sean Rowley sélectionnera les titres de la compilation Guilty Pleasure sortie par Sony en 2004, véritable manifeste pour une musique inoffensive (cf. tracklist), illustrative et superficielle, mais délicieusement accrocheuse. Ici, les vestiges kitsch de David Toop sont ceux d’un exotisme de l’intérieur, d’une introspection dans les méandres doucereux de la culture pop-rock occidentale. Aucun choc sonore à l’horizon, pas de rhétorique autour des tripes et de la sincérité. Sean Rowley écrit une contre-histoire pop-rock, en éliminant tout héroïsme et toute idée linéaire de progrès. Il subsiste alors un continuum cotonneux et un brin nostalgique – mais une nostalgie sans visée, dépolitisée – contrairement à la vaporwave qui a de fait un rapport plus engagé avec sa manière de manipuler le passé (à ce sujet, je conseille l’excellent livre de Grafton Tanner, Babbling Corpses). 

Les expérimentations radiophoniques de Sean Rowley préparent en quelque sorte l’invention de la terminologie Yacht Rock, utilisée sur le blog éponyme à partir de 2005, et ont cultivé, outre-Manche en tout cas, le goût pour une Retromania (le terme est de Simon Reynolds) recroquevillée sur elle même. Au même moment, dans les premières années des 2000, s’épanouit en Grande-Bretagne le rejeton du breakbeat et du trip-hop, le chill-out, ou downtempo, ou nu-balearica – dont le lien avec le chill-out des années 90 est ambiguë, puisqu’il s’agit en fait de la version social-traitre du genre, vouée aux ambiances feutrés des cafés branchés plus qu’à apaiser les ravers en descente. Là aussi, le projet est celui d’une introspection musicale à l’intérieur de la pop britannique, fondée sur l’utilisation abondante de samples. Là aussi, l’auditeur (de Mr. Scruff, de Zero 7, de The Beta Band, ou au niveau international, de Moby ou de Air) est invité à s’enfoncer dans une rêverie douillette, quoique presque banale. L’univers sonore évoque globalement une sieste sous Xanax dans un Pier Import. 

Pourquoi donc revenir sur un disque de Lemon Jelly, duo formé par Fred Deakin et Nick Franglen, et figure de proue du genre ? Pourquoi s’intéresser à cette vibe début 2000 qui est réellement capitaliste réaliste, dans le sens où elle n’essaye même pas d’imaginer un autre horizon, un autre possible, et se concentre non pas sur ce qui aurait pu, dans le passé, affecter le présent, mais sur ce qui, surtout, ne met pas en danger le présent ? Au-delà de mon attachement intime au genre – Keep it Unreal de Mr Scruff et Play de Moby sont sortis en 1999, j’avais 8 ans et j’écoutais ces disques en boucle – le dernier disque de Lemon Jelly est une exploration érudite des limites du malaise kitsch électronique. Leur disque le plus connu, Lost Horizon, de 2003, est déjà une étude autour de la banalité et du recyclage. Le principe est de plonger l’auditeur dans un semi-ennui et un déjà-vu permanent, avant de dégainer des samples totalement ridicules (sur « Nice Weather for Ducks » par exemple) : un brown-out musical, mais avec des maracas.

Mais revenons à 64-96, sorti par XL Recordings en 2005. Le groupe est alors au sommet de sa gloire, leurs mixes Breezeblock sur la BBC sont immanquables, et leurs activités extra musicales les placent au cœur d’un Londres branchouille et plutôt irritant (Fred Deakin est l’un des fondateurs du studio de design Airside, très prisé à l’époque, qui crée les pochettes du groupe, mais aussi des pubs pour Fiat et présente une esthétique entre graphisme digital naïf et clin d’œil aux années 60). Le disque est un concept-album dont le principe est le suivant : chaque titre correspond à l’année du sample utilisé dans le morceau. Mais comme dans les mixes de Sean Rowley, le but est de mettre l’histoire de la pop sens dessus dessous : pour 1988, point d’acid house, mais un sample du très mauvais groupe de hard-rock Masters of Reality ; en 1976, pas de Sex Pistols, mais un ensemble de doo-wop totalement anecdotique, les King’s Singers, et ainsi de suite.

Ce qui est vraiment frappant, c’est qu’à partir de ce principe, Lemon Jelly parvient à construire  un disque parfaitement cohérent. Le duo dégaine ses recettes imparables pour fabriquer des hits downtempo, et on a – presque – envie de se lever de son transat. Les boucles de batterie sont banales, la structure des morceaux attendus, mais rien n’y fait, ça marche. Une horizontalité folle ressort de ce disque qui brasse pourtant des genres et des époques bien différentes. Tout est mis à plat, désarmé, amnistié. Il ne reste plus qu’un groove archi commun et des articulations faciles à suivre. Pour moi, c’est irrésistible, et je savoure d’autant plus la musique du fait que je me sens pris au piège d’une machination cynique, la jouissance chevillée au corps de mon aliénation. Et j’en viens à me poser des question réellement stupides : Fred Deakin et Nick Franglen ont-ils lu Althusser ? Où bien sont-ils juste les idiots utiles, et donc les messagers illuminés et illuminant, du capitalisme-réalisme ? Où bien ouvrent-ils un possible dans lequel la grande histoire de la musique n’est plus qu’un vestige autour duquel l’on se déhanche nonchalamment ? 

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