Je connais depuis un moment la musique de Terrence Dixon mais je n’avais jamais eu la curiosité de m’intéresser à sa biographie, croyant qu’elle allait être banale, comme celles de la plupart des génies inconnus. J’ai tout de même été vérifier mon préjugé pour préparer cet article et suis tombé sur une interview de lui pour Resident Advisor en 2017 qui m’a, mais alors, tellement donné tort que j’ai décidé qu’à l’avenir je lirai en détail toute la doc disponible sur chaque artiste au sujet duquel j’écrirai (hihi).
Ce que j’y ai appris, c’est que Terrence Dixon est un ami de Juan Atkins, Claude Young, Mike Huckaby, que ce n’est donc pas un outsider de la scène de Detroit mais qu’il n’a visiblement jamais trop eu le temps de construire sa carrière. Il dit avoir été un homme à femmes à l’adolescence, ce qui a rapidement fait de lui un jeune père assumant son rôle – déjà, ce profil de queutard éthique et responsable fait de lui quelqu’un d’à part dans la manosphère. Du coup, ses obligations l’ont éloigné de sa passion pour la musique, puisque ses jobs alimentaires l’ont empêché de se consacrer pleinement à la production. Et en effet, entre 1994, année de ses premiers disques, et 2007, date de son invraisemblable album Train of Thought dont il va être question ce matin, il a sorti un seul LP et une petite dizaine de maxis, sous son propre nom ou sous le pseudo de Population One. En même temps, sa position de dilettante hors-circuit lui a sans doute permis de créer librement, sans se prendre la tête sur son succès, et d’inventer au fil des années une forme tout à fait remarquable de techno de Detroit, parfois carrément inouïe dans le cas de cet album.
Pour élever correctement ses enfants, Dixon s’est donc privé d’à peu près tout et a vécu dans l’un des pires quartiers de Detroit, dont l’atmosphère aux abois l’a néanmoins inspiré malgré elle. Si sa productivité s’est intensifiée depuis environ dix ans, sûrement parce que sa progéniture est désormais plus autonome, il n’a pas pour autant beaucoup tourné. Dans l’interview pour RA, il dit ne pas avoir de live ni même vraiment pouvoir proposer des DJ sets dignes de nom (ça a un petit peu changé depuis, si j’en crois son calendrier de dates). Son vrai truc, c’est la prod, qu’il pratique avec du hardware assez basique : il se sert notamment de la Groovebox et de la Maschine de Native Instruments (mais aussi du Juno-106, faut pas déconner, le gars habite quand même la capitale de la planète techno !). Alors qu’on pourrait donc s’attendre à ce qu’il fasse de la techno lo-fi ou plus ou moins cheapy-vintage, la musique de Terrence sonne au contraire très opulente, mais pas au sens luxuriant. Je dirais plutôt qu’elle dégage une sorte de confusion voluptueuse pleine de rapides, de courants d’air et d’obstacles naturels. Elle a l’air influencée par le jazz (orchestral, notamment) mais si l’on en croit ses dires, il n’en écoutait pas jusqu’au début des années 2010. Ses influences forment une liste magnifique : il cite Zappa, Teddy Pendergrass, Hendrix, les O’Jays, Chick Corea, Leo Anibaldi, Sakho. Ce mec ! Le premier vinyle qu’il a acheté était un maxi acid de Mike Ink (j’espère que Wolfgang Voigt a mis ça en première ligne de son CV), et sa grand-mère écoutait tout le temps Kraftwerk sous le porche de leur maison avant d’aller danser en roller sur Computer Games, dont elle apportait son exemplaire au DJ de la patinoire à rollers (perso, ma grand-mère écoutait essentiellement « Salade de fruits » de Bourvil).
Terrence dit qu’il ne sait pas trop expliquer sa façon de composer, si ce n’est qu’il a tendance à mettre le kick à l’arrière-plan et le reste plus en avant. Cette méthode donne une touche aussitôt reconnaissable à ses tracks, qui ne les rend pas aisés à placer dans un mix classique, mais ne fait pas pour autant d’eux des compositions très adaptées à l’écoute domestique. Le plus saisissant, en tout cas, c’est qu’en dépit de son set-up minimaliste et de son assimilation à la techno de Detroit minimale – c’est-à-dire au Robert Hood de Minimal Nation et Nightime World – sa musique est sur ce disque plutôt du genre maximaliste, bien que relativement tenue. Les sons s’écharpent et se mettent des coups de coude, se coupent la parole, chantent les uns sur les autres, font des sprints en bégayant, et Terrence orchestre tous ces spasmes tel un démiurge cosmique, il agit en authentique enrouleur de galaxies, comme Alain Markusfeld, et provoque au passage des conflits temporels sublimes : on se croirait parfois en pleine de guerre de Cent ans, mais dans une guerre de Cent ans où quelques envoyés du futur auraient aidé à concevoir de nouvelles catapultes et autres chars d’assaut, digitalisés bien que brinquebalants.
Les marques de son génie d’enrouleur certifié sont à trouver principalement dans quatre titres (soit la moitié de l’album, quand même) : « Awaken », « Links », qui s’enchaîne avec son faux jumeau « Relent », puis enfin « A Game Called War ». C’est de la techno à faire écouter aux gens qui disent qu’ils ne pourront jamais supporter la techno, ou aux fans de musique organique qui adorent « quand ça joue ». Ça pompe l’air comme un énorme soufflet médiéval, ça se déploie comme un pont-levis, se déplace avec la grâce pesante d’une bête articulée en métal et bois, sortie de l’ère castle-punk. Je réécoute pour la cinq centième fois ces morceaux à tomber du mâchicoulis et je me dis que si la techno m’a souvent déçu, elle reste dans ce genre de cas la musique la plus belle et la plus ambitieuse qui soit, capable de flasher des scènes hallucinantes, et de tordre et faire ployer les sons avec une vertu paradoxalement réconciliatrice.
Et dans le registre techno du Moyen âge, je lance un appel pour avoir plus d’infos sur un EP de Tevo Howard sorti il y a un peu moins de dix ans, sous le nom de Black Electro Orchestra, que j’avais acheté sur Boomkat mais dont toute trace a disparu du web, à ma connaissance. Voici un extrait là, j’attends vos réponses, chers amis, en vous souhaitant un très bon weekend.
Un commentaire
Je crois que j’ai le Black Electro Etienne il suffisait de demander ( :