L’album de l’immaturité

DAISY CHAINSAW Eleventeen
Deva / One Little Indian, 1992
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Musique Journal -   L’album de l’immaturité
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J’ai longtemps baladé mon dégoût du hard rock tout-puissant et des délires machos de mes fiers petits camarades aux vestes en jean patchées et aux mullets décolorés. Le pire était vraiment le cœur même de cette musique, qui ne laissait aucune place à l’imagination, où tout était axé sur la surenchère et l’aspect performatif. La découverte des Pixies et de Nirvana, au tournant des années 1980 et 1990, a donc été une véritable libération pour le jeune banlieusard parisien très cadré et protégé que j’étais. Ce rock indé a instantanément ringardisé tout le reste (ou presque) en m’ouvrant à cette cardinale notion du bruit comme musique en soi. Armé de cette nouvelle rhétorique, il était dès lors plus aisé d’affronter les hordes philistines adeptes des dieux Malmsteen ou Satriani, de s’habiller sans se déguiser pour aller au collège, sans se soucier d’avoir l’air “cool”… Enfin à ce niveau, il faut reconnaître que mes amis et moi restions des freaks et que la fréquentation des squats, ou de lieux “alternatifs” comme le Passage du Nord Ouest, le Gibus, l’Arapaho ou le Rex Club (shout out DJ Grebo !) avait un effet paradoxalement contre-productif sur notre street cred et notre sex-appeal.

Bref, c’était excitant d’être un indie kid à Paris à cette époque, mais socialement ça ressemblait un vrai chemin de croix. Le pire, c’est que même dans cette famille de freaks prétentieux, le risque de se trouver une lubie dénigrée de tous existait. Pour moi, ce fut Daisy Chainsaw. Car chez ce groupe britannique, j’ai aussitôt reconnu des accents esthétiques proches du métal et cette affinité difficile était donc à concilier avec mon propre paradigme. Pourtant, dès le premier single (“Love Your Money”) peut-être entendu chez Lenoir, impossible d’ignorer l’irrésistible attraction pour cette furie sonique que je me suis pris dans la gueule, alors que j’ignorais encore la plupart des codes dont je vais ici, rétrospectivement, faire usage. Outre ma propre assurance en mes goûts personnels, la seule validation identifiable de Daisy Chainsaw m’avait été fournie par un épisode de la sitcom working class Roseanne (big up M6), où le personnage de Darlene, la fille cadette de Roseanne, apprend que son groupe préféré – Daisy Chainsaw, donc – est de passage dans la ville d’à côté, et va tout faire pour convaincre ses parents de la laisser y aller – c’est-à-dire à peu près ce à quoi se résumait alors mon propre quotidien ! Un poster du groupe ornera par la suite les murs de la chambre de la rebelle de la famille, mais au-delà de cet inattendu mimétisme, le quatuor mené par la chanteuse KatieJane Garside incarnait déjà plus que quiconque la dynamique motrice de toute mes aspirations créatrices à venir : celle du contraste.

Et c’est bien là toute la force et la faiblesse de cet Eleventeen, hymne d’une révolte anxieuse, hystérique et autiste. Alors qu’on est en pleine recherche de soi, Daisy Chainsaw fait voler en éclat toutes les certitudes, embrasse le doute avec détermination : la démarche est à la fois ultra sexy et janséniste, le concept, fascinant, mais pas facile à vendre. Le groupe est né en 1989 d’une façon plutôt courante à l’époque, c’est-à-dire grâce aux petites annonces de la presse musicale. KatieJane Garside – fille de hippies vaguement musiciens – répond à une offre de Crispin Gray – petit neveu du poète John Gray qui inspira le Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ils s’adjoignent les services de Richard Adams et Vince Johnson à la basse et à la batterie et deviennent rapidement une sensation des scènes londoniennes, à coups de performances à la folie particulièrement nihiliste. Tout ça, je ne l’ai bien entendu découvert que plus tard, mais si leur premier disque met deux ans à sortir, c’est peut-être le temps qu’il fallu pour digérer cette furie.

Le premier EP LoveSickPleasure sort en 1991 sur Deva (minuscule label qui signera aussi Sunshot, groupe un peu similaire, quoique plus orienté shoegaze) et il contient leur premier semi-hit “Love Your Money”. En face B, outre un bon “Get Real Pleasure” noisy-pop, le vrai morceau de bravoure est ce “Sick Of Sex” annonciateur du potentiel du groupe, un punk noise au chant digne des enfants de l’I.M.P. de Fontenoy-Le-Château de Colette Magny, croisé avec l’actionnisme d’Hermann Nitsch. Avec des bases esthétiques aussi fortes, le label One Little Indian (A.R. Kane, The Shamen, mais surtout les Sugarcubes puis Björk) frappe rapidement à la porte, après que Maverick, structure cofondée par Madonna, a essuyé le refus du groupe (pas assez indé !). Montant ainsi en gamme, le groupe se retrouve en studio avec Ken Thomas, producteur de Wire, 23 Skidoo, Psychic TV ou Cocteau Twins (!). Je ne sais pas si c’est lui qui va canaliser l’énergie chaotique du groupe, mais toujours est-il que les deux singles suivants laissent entrevoir un encore plus gros potentiel, tel un laboratoire aux faces B presque aussi fortes que ce que l’on trouvera sur l’album (“All The Kids Agree”, hymne radio noisy punk tout en urgence, “Room Eleven”, délire tentaculaire proto-grunge, “Queue For Transatlantic Alien”, indie pop baggy où des field recordings de décollage d’avion se mélangent à des riffs de guitare, etc…).

Puis fut Eleventeen. Sur sa pochette, qui évoque un Yellow Submarine vu au prisme conjugué de Picasso et Tim Burton (avec une touche de Ren & Stimpy), l’illustrateur poursuit le visuel du premier single en transformant les quatre membres, alors de simples êtres humains perdus dans une twilight zone, en une chimère comique quoique angoissante (on notera qu’il a juste gardé les chaussures).

Mais ne nous trompons pas, au-delà du groupe, Eleventeen constitue un rare et fugace instant de communion, à travers la rencontre d’un songwriter peut-être génial et d’une muse probablement trop grande pour lui. KatieJane Garside, c’est L’enfant sauvage de Truffaut, croisée avec Lydia Lunch et l’Alice de De l’autre côté du miroir. Une énergie destructrice incroyable pour cette petite chose, pixie rasta souillon, dont la voix déploie un volume sonore irréel, femme enfant tombée malade de la réalité, exorcisant ses névroses dans un chant schizophrène sidérant. Saisissant le potentiel illimité de la créature, Crispin Gray va forger autour de ses capacités un écrin tranchant, lunaire et pharmaceutique, pas loin de l’hérésie musicale. “I Feel Insane” ouvre donc la consultation, établissant aisément le diagnostic s’imposant face aux symptômes éructés sur fond de guitares acides et croustillantes, de basses monomaniaques évoquant Th’Faith Healers, comme si Devo ou les B-52’s étaient passés dans le studio de Ministry. Grungy à souhait, le titre suivant est peut-être le plus « normal » de l’album, si le chant en pleine décomposition de KatieJane ne nous guidait pas directement vers la chambre capitonnée. “Dog With Sharper Teeth” est une sorte d’épisode crust-punk chelou que tente d’imposer la chanteuse à un éventuel geôlier, essayant de nous convaincre d’un gros malentendu. Et puis arrive la première grosse claque, le moment où on comprend que l’on est bien enfermé entre quatre murs : “Hope Your Dreams Come True” est un trompe-l’oeil, une ronde noisy-pop aux accents indus et psyché, lourdissime, qui soudainement se transforme en pièce de théâtre intimiste et délicate, évoquant les Cranes, avec un chant passant de l’enfant hébété à la cantatrice. Rien que ça putain, c’était quelque chose, mais c’est la suite qui enchantait particulièrement le connard qui sommeillait en moi et en mon pote Florent, quand nous animions la radio du lycée à la pause déjeuner, trop heureux d’imposer ce dernier basculement sans transition, un noise rock tellement brutal et soudain, au chant oscillant entre punk et lyrique sans difficultés. Après un tel ovni, “Natural Man” et son blues enregistré dans une salle de bain nous permet de reprendre notre souffle, de nous installer dans ces nouveaux « quartiers », avant qu’un étrange rockabilly témoigne de cette schizophrénie toujours bien portante.

En changeant de face, on commence à entrevoir la funeste conclusion de ce voyage au son de “Lovely Ugly Brutal World”, une comptine industrielle brutaliste aux intimidantes saturations : tant de chaos nécessite la retraite. En l’occurrence, ce sera « à l’intérieur », avec “Use Me Use You”, une sublime ballade digne du Selected Ambient Works II d’Aphex Twin, avec des basses hyper sexy, à la Meat Beat Manifesto ou MC 900 Ft Jesus. KatieJane semble y chercher la sortie, et la suite – “Future Free” – n’est qu’une dernière illusion. Morceau le plus faible de l’album, il sert toutefois d’introduction à “Pink Flower”, une indie punk très classique pendant son premier tiers, qui mue, au détour d’un break superbement amené, en une version Daisy Chainsaw des Breeders. Et puis il y a le onzième morceau, “Waiting For The Wolves”, sublime mélopée indus psyché, épique, batterie presque tribale, basses et guitares vrombissantes, chant indiscernable, les mots s’entrechoquant, se confondant : on accepte son destin. Une lobotomie pour échapper à la douleur et aux angoisses ? Un douzième morceau vient conclure l’album, “Everything Is Weird” : l’exploration d’un nouvel état post-opératoire, double inversé et intimiste du titre précédent, les voix et guitares passées à l’envers, les interférences radio finissant par remplir tout l’espace, comme pour Peter Greene dans le film Clean Shaven de Lodge Kerrigan.

Si la métaphore aliéniste vous semble peut-être un peu cliché, la réalité va pourtant la rattraper, car dès l’année suivante, KatieJane quitte Daisy Chainsaw pour se retirer du monde de la musique et du monde en général durant plusieurs années. Le groupe tentera de poursuivre l’aventure avec une nouvelle chanteuse aux intonations à la Siouxsie. Mais là où KatieJane était sexy tout en sabordant son sex-appeal, Belinda Leith ne jouera que la carte de la séduction, actant ainsi la mort créative du projet. Mais des années plus tard, Crispin et KatieJane se retrouveront avec un certain succès au sein de Queenadreena. Ils multiplieront chacun de leur côté les projets, notamment dans la périphérie de Techno Animal et de Plug (le projet jungle de Luke Vibert) pour le premier, et auprès d’Hector Zazou et des ex-Sugarcubes dans pour la seconde – toutefois sans jamais retrouver le vertige de ce premier album. Aujourd’hui, je vois KatieJane Garside comme un double punk déliquescent de Lady Miss Kier de Deee-Lite, une sorte de diva intouchable qui transcende la notion même de sexualité, tout en l’ayant mise au moins en périphérie des débats. Je n’ai d’ailleurs depuis que retrouver un tel kiff que chez les récents albums de Lingua Ignota, une version encore plus brisée du projet Eleventeen. Qu’on soit sensible ou non à l’univers proposé, il reste rare, produit d’une forme d’inconscience où les différents âges de la révolte se confondent, pas toujours facile à assumer, mais délicieux à chérir.

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