Le groupe japonais Wednesday Campanella s’est fait connaître en 2012 par un acte hyper « shock-rock » puisque leur chanteuse Kom_I a dépecé un (vrai) cerf sur scène. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire leur musique n’est pas du tout violente (c’est une sorte de J-Pop d’auteur, mais qui se vend quand même assez bien puisqu’ils ont joué au festival de Tyler the Creator ou encore à Reims lors de la Magnifique Society) et les raisons qui ont motivé ce geste en apparence provocateur seraient en réalité éco-conscientes : il y a trop de cerfs au Japon, a expliqué le jeune femme, et ça met l’environnement en péril, donc il faut en manger. Bon, je ne me permettrai pas de commenter, surtout qu’on m’a souvent dit que les Nippons n’avaient pas du tout le même rapport aux animaux que nous, et j’ajouterai juste que ce trio s’est formé à la suite du tsunami de 2011, et que voilà, leur démarche a l’air plutôt vertueuse.
D’ailleurs, en vérité, ça n’est pas là ce qui m’intéresse puisque je voudrais simplement recommander leur mini-album sorti l’an dernier (sachez qu’ils ont déjà publié une dizaine de disques depuis leurs débuts), que j’ai découvert sur les conseils de mon inépuisable source australienne Tim Finney. Comme je n’écoute, hors Sakamoto, que rarement de la musique japonaise et que je ne connais quasi pas la culture dans laquelle elle s’épanouit en ce moment, c’est toujours pour moi un éblouissement de la découvrir. C’est d’une certaine façon la pop idéale, qui agrège tout ce qui me plaît sans jamais trop pousser mémé (ou plutôt sans pousser obaasan) dans les orties, un composé futuriste mais qui vous enlace avec chaleur, car demain ne doit pas vous faire peur (normal, puisque tel qu’il est présenté ce futur pourtant palpable n’est que pure invention, 100% fantasme amniotique). Sur Galapagos, on a des soft drops détournés de la trap ou de l’EDM, des cavalcades jungle en 64 bits, des arrangements jazzi-jazzou de piano-bar tokyoïtes, des guitares sèches ultra compressées, des stabs et des basses qui pourraient marcher « en festoche », et la voix ondulante de Kom_I qui se fraie un chemin dans tout ça sans trop peiner. Il y a aussi un featuring pas mal du tout du groupe français Moodoid, que j’étais un peu surpris de voir ici puisque Wednesday Campanella n’est pas franchement connu en dehors de l’archipel, mais il se trouve que c’est encore un coup de la célèbre Yoko Yamada du Bureau Export de la Musique française au Japon, une jeune femme que j’avais croisée il y a maintenant une sacrée paye puisqu’elle avait fait jouer TTC plus d’une fois à Tokyo (et aussi Fuckaloop, si je me souviens bien !).
Bref, en tout cas, c’est dingue comme cette musique est fluide, frictionless, tout en imposant à chaque titre des ruptures, des pentes, des chicanes dans lesquelles on la suit en tournoyant, le cœur un instant léger. Parfois je me demande ce qui aurait pu se passer dans le game de la pop du XXIe siècle si ces putains de Suédois protestants capitalistes, qui se croient tout permis avec leur background hard FM, avaient été supplantés par des producteurs japonais shintoïstes et respectueux des genres dans leur environnement originel. Sur « The Sand Castle », le producteur Kenmochi Hidefumi réussit carrément à juxtaposer un accordéon très « Paname » et une mélodie à la Kraftwerk sans que personne ne s’en offusque. Si j’ai bien compris, c’est d’ailleurs lui qui compose toute la musique et qui écrit les paroles, mais il n’apparaît pas sur scène : seul Kom_I s’occupe des concerts, qu’elle assure juste en chantant par dessus les bandes et en performant de bien des façons, lesquelles pourraient toutes faire l’objet d’un sujet dans Tracks. Il y a dans le groupe un troisième membre, Dir.F, un mec de maison de disques qui gère l’image et la direction artistique du projet, une sorte de « Malcolm McLaren du Pays du Soleil levant, » comme le dirait la voix de la fameuse émission d’Arte.
Pour finir je préciserai que les textes se réfèrent régulièrement à des mythes japonais ou à des questions spirituelles, ce qui j’imagine pour le public local doit sonner différent de la plupart de la pop fabriquée sur place. Et sur le plan sonore, je me dis que peut-être l’usage de tous les signifiants et artefacts musicaux mentionnés plus haut revient aussi à citer des petites « légendes » du monde audio, et des légendes d’ailleurs pas toujours si anciennes – on y distingue du Phoenix, du All Saints, du Kompakt, et même du Insides époque Sweet Tip et aussi forcément un peu de YMO ou de Shibuya-kei. C’est le pouvoir du MIDI, qui il y a trente ans faisait surgir dans le présent un futur pas si dépaysant que ça, et qui aujourd’hui le réactive, alors que sa patine est la même mais qu’elle évoque plutôt l’ambiance d’un « musée de la vie » en perpétuelle construction – d’une vie en train d’être vécue mais qui déjà engloutie parmi les monceaux du souvenir collectif. Wednesday Campanella dessine dans ce disque, pourtant très contemporain et d’une longueur optimale, la bande-son d’un espace imaginaire et donc impossible à fixer, mais d’un abord magnifique lorsqu’on on l’aperçoit au détour des multiples portes que ses chansons ouvrent et referment.