Pour Halloween, la capitale du rap est forcément Memphis

KOOPSTA KNICCA Da Devil's Playground
D.Evil Muzik, 1994
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Musique Journal -   Pour Halloween, la capitale du rap est forcément Memphis
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Ce qui est fascinant dans les premiers disques de Three 6 Mafia, c’est que leur « satanisme » ne sert jamais de prétexte à en faire des tonnes en termes de violence ou de méchanceté. Ils cultivent un genre de possession démoniaque plutôt hébété, presque paisible. Chez eux le démon a déjà agi, et le résultat c’est cette musique intoxiquée par les vapeurs de l’enfer, ces ambiances qui plutôt que de terrifier se contentent d’accompagner les âmes damnées dans les marécages du roi Satan. Certes, on sait que le parti-pris luciférien du groupe de Memphis n’a été revendiqué que dans les premières années de leur carrière et surtout qu’il ne servait que de métaphore pour parler de leur quotidien de délinquants juvéniles aux pratiques extrêmes : à leurs débuts au tournant 80/90, DJ Paul, Lord Infamous et Juicy J (les trois membres fondateurs de cette formation plus proche du collectif ou de l’écurie que d’un vrai « groupe » de rap comme le Wu-Tang ou les Geto Boys) côtoyaient la mort au quotidien, en spectateurs ou en acteurs. Et même si leurs chansons adaptaient probablement cette réalité, on sent bien que tout le sinistre et le lugubre qui s’en dégage n’est pas un fantasme. Et ce qui sonne réel, ce qui atteste de la véracité de leur expérience, c’est justement l’espèce de calme morbide qui caractérise leur musique : ils n’ont pas besoin de surjouer l’horreur, pas besoin de prouver qu’ils ont fait le mal, car le mal accompli habite sans cesse leurs voix et leurs instrumentaux.

Koopsta Knicca, de son vrai nom Robert Cooper, est le quatrième membre de Triple 6, arrivé en 1994. Pour le coup, ce garçon alors âgé de 19 ans (aussi jeune que Juicy J, plus jeune de deux ans que Lord Infamous mais plus vieux que DJ Paul – demi-frère de ce dernier – qui n’avait alors que 17 ans) jouait à fond la carte du personnage de film d’horreur en adoptant une voix plus ou moins murmurée, comme dépourvue de corps et de coffre, conforme à l’idée que l’on peut se faire de celle d’un fantôme ou d’un spectre. À la fois flippante et haut perchée, elle colle particulièrement bien aux instrus de DJ Paul et Juicy J parce qu’elle plane au-dessus, voire derrière eux, plus qu’elle ne les percute. Et ça tombe bien, puisque les beats du tandem sont souvent très denses dans leur construction et fort riches en animations. Scratchs et passe-passe en direct de la tourbe, longues intros chargées de boucles vocales ou instrumentales, samplées en basse résolution, drums doublés et effets sonores horrifiques : c’est un vrai train fantôme audio, tout en tension et malaise ourdis. Cette richesse rend les beats parfois autosuffisants, et à certains moments on se dit même qu’ils n’auraient pas besoin d’un rappeur et pourraient s’écouter comme des pistes de trip-hop macabre et lo-fi.

Alors quand débarque, parfois au bout de deux minutes, le flow véloce mais fuyant – en double time, voire en triple time ? – de Koopsta, on a l’impression de voir un oiseau s’approcher puis s’éloigner d’un cadavre. Un corbeau maigrichon vient regarder ce qui se passe mais très vite quitte les lieux en battant des ailes, un cri inquiétant lui sortant du bec. Il ne se pose jamais vraiment et ne laisse aucune prise à ceux qui le croisent. Cette discrétion de mauvais augure se traduit aussi par le fait que Koopsta occupe beaucoup moins l’espace que n’importe quel autre rappeur moyen qui sortirait son premier solo : sa parcimonie au micro transforme presque Devil’s Playground en un album de Paul et Juicy, certes avec un invité aussi récurrent qu’indispensable, mais où l’on trouve aussi des titres 100% instrumentaux, comme « Bustaz Betta Make Way. Il faut préciser que tout ça est moins conçu comme un album classique que comme une mixtape de DJ qui, s’il jouait au départ les morceaux des autres, a peu à peu intègré ses propres productions pour finir par ne plus jouer qu’elles.

Mystic Styles, le premier LP de Three 6, déploiera l’année suivante (si le disque de Koopsta est sorti officiellement en 1999, il était – si j’ai bien compris – prêt depuis 1994 mais n’avait bénéficié que d’une distrib à l’arrache) le même genre de psychédélisme glauque et hypnotisant, avec de longs passages sans voix, mais il laissera tout de même plus de place à ses rappeurs. C’est en ça que Devil’s Playground me paraît exceptionnel, puisque d’une certaine manière il devance Deltron 3030 ou Dr Octagon (d’ailleurs j’aimerais bien savoir si James Lavelle, le patron de Mo’Wax, chez qui était sortie cette collab entre Kool Keith et Automator, avait entendu des sons de Memphis à la grande époque de son label).

Mais ça n’est pas non plus un album cinématographique avec plein de skits et une pseudo-histoire relou à suivre. C’est un disque solide, souvent fun avec ses samples de Metallica et Art of Noise, ses snares comme des soufflets claqués par des robots bas-du-front et ses moments de volupté cauchemardesque sans équivalent. En somme c’est une forme unique de drug music, avec tout ce qu’il faut de perturbations de la perception et de confusion émotionnelle. On se retrouve à suivre quelque chose qu’on n’arrive pas tout à fait suivre et on se sent à la fois absorbé et torturé, comme la cassette vidéo d’Infinite Jest de Foster Wallace, ou l’aphrodisiaque surpuissant du Roi de l’évasion de Guiraudie (ou comme plein d’autres formes d’extase dans plein d’autres livres ou films, je le sais bien, chers érudits qui me lisez si nombreux). C’est de la musique extrêmement intense à écouter au casque, alors qu’elle au départ plutôt faite pour la voiture ou le club, mais elle a quelque chose d’amniotique dans sa façon d’être mixée et arrangée, ce rendu 3D bien que cheap qui me rend dingue à chaque fois.

Koopsta est mort en 2015 d’une rupture d’anévrisme, il a rejoint Lord Infamous qui avait succombé deux ans plus tôt à une crise cardiaque dans son sommeil. Que la codéine soit ou non mise en cause dans ces tragiques décès, on ne peut en tout cas pas douter de son rôle dans la création de ces morceaux rampants, certes moins ralentis que les tapes de DJ Screw (qui ne venait pas de Memphis mais de Houston, on le rappelle) mais finalement presque plus radicaux dans leur manière d’étirer, par leur sens très personnel de la boucle et du passe-passe, le plaisir et le trouble qu’on éprouve en découvrant une séquence particulièrement sublime. On ne peut nier l’influence de Triple 6 dans l’élaboration de la trap d’Atlanta : Justin Timberlake lui-même l’a signalée, et pour le coup ça n’a rien de cuistre de sa part puisqu’il a grandi dans le Tennessee et qu’il devait écouter au moins de loin les mixtapes de Paul et Juicy. Les beats de ces derniers sont en effet, dans leur approche des basses et des charleys, l’une des bases des instrus qui allaient émerger une dizaine d’années plus tard à ATL. Mais je crois qu’il faut néanmoins rappeler à quel point le son sombrement funky, claustrophobe et vaporeux de M-Town dans ces années a été unique dans l’histoire du rap américain, et unique dans l’histoire de toute la musique machinique – ça n’a d’ailleurs rien d’un hasard si un mec comme Legowelt a plusieurs fois rendu hommage à cette scène. Et je me demande une fois de plus si le cours de la musique anglaise (et donc mondiale) n’aurait pas été tout à fait différent si Lavelle, Luke Vibert ou les mecs d’Autechre avaient plus écouté Mystic Styles et Da Devil’s Playground que Mantronix, RZA et du G-funk. Joyeux post-Halloween à tous.

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