Californien exilé en Allemagne au début des années 90, Eric D. Clark est surtout célèbre pour avoir chanté en 1996 le tube house « From: Disco To: Disco » du groupe Whirlpool Productions qu’il formait à Cologne avec Justus Kohncke et Hans Nieswandt. Sur cette rengaine miraculeuse éditée chez Ladomat 2000, notamment jouée par les Daft Punk à l’époque, sa voix et son chant frappaient par leur côté live, à la bonne franquette : en termes de rendu et d’attitude, on croyait entendre un vocaliste goguenard et uplifté en train d’improviser sur un mix radio plutôt qu’un vrai chanteur pro se prendre au sérieux en studio sur une grosse prod garage à l’américaine. Cette intimité bancale m’avait beaucoup touché, sans que je ne cherche pour autant à suivre sa carrière et ce n’est qu’en 2007 que je retrouvai la trace de Clark sur un album signé sous son nom, sorti chez Firm, autre label allemand moins dingue que Ladomat mais qui lui avait tout de même laissé le champ libre. E=dC² (pour « Eric D. Clark 2 », puisque c’était son deuxième solo, après Fur Dancefloor en 1998, que j’avais donc loupé) est en effet une affaire extrêmement freestyle, qui garde le côté « bedroom house » de « From: Disco To: Disco » mais surtout offre une expérience rare : celle d’un vrai album de dance music (majoritairement house, genre qui en 2007 sortait tout juste des geôles où la contre-révolution electroclash/blog-house l’avait enfermé) qui même s’il est presque exclusivement composé de tracks dansants réussit à s’écouter du début à la fin sans se faire chier, ni être épuisé par les sollicitations constantes à rejoindre le dancefloor.
On devine sans mal que Clark a fait ça sans trop penser à percer ni même à être validé par l’industrie du DJing : il lui arrive de chanter faux, et certains tracks brillent par leur facture « en une prise », on sent qu’il s’amuse, qu’il connaît assez bien les recettes pour se permettre d’en rigoler et d’en faire un peu n’importe quoi, comme sur « Legion » ou « Welcome Back ». Mais ce n’est pas pour ça que le disque est juste un délire de cour de récré, puisqu’il contient par ailleurs des vrais tueries, des hits pour danseurs plutôt « leftfield » qui résonnent encore magnifiquement aujourd’hui. Il y a « Sin » qui ouvre l’album et reprend à peu près le son de de Rhodes de « F:DT:D » et déploie un sens de la dramaturgie dont Clark va user sur la plupart des pistes suivantes : longues intros qui ne servent pas qu’à occuper avant le drop, mixage atypique d’éléments du répertoire house et de sons pseudo-live, lignes de chants multiples, breaks gospel (mais vraiment gospel comme à l’église, pas comme de la gospel-house, même si j’adore la gospel-house). Il y a aussi « Something », une espèce de funk électronique moroderien mais détendu, ou « The Same Song », splendeur rêveuse qui aurait pu sortir chez Kompakt s’ils avaient lancé un sous-label R&B, ou encore « The DJ Song » où Eric raconte qu’il a beau savoir jouer des instruments, ce qu’il préfère c’est quand même mixer des bonnes petites galettes ! Il faut aussi parler du vrai tube dancefloor du LP, l’imparable et vicelard « Creepin », punition dark house qui aujourd’hui doit encore marcher, aussi bien en bande-son d’un ball qu’au peak time à Dehors Brut. Et juste après, on tombe sur cette espèce de suite au « Burn » de Bradock via Theo Parrish qui s’appelle « G-Movimiente », beauté deep filtrée parmi les beautés deep filtrées, qui a forcément déjà été postée sur Chineurs de house – et si ce n’est pas le cas je peux vous dire que quand le groupe va entendre ce son, il risque bien d’appeler des ambulances tellement les gens vont tomber en pâmoison.
Il y a donc un peu de tout sur E=dC² : des ambiances nu-disco, de la house historique mais surtout beaucoup d’échos de dance music européenne pas très soulful, pas mal de souvenirs de Prince et de ses admirateurs house, Green Velvet et Romanthony. Il y a un même un délire blues-country-shaffle très réussi, avec un harmonica, et une outro en forme de slow-jam mélancolique. Mais ce qui est saisissant, c’est que Clark ne se perd pas dans ce dense feuillage d’influences et que sa voix, pourtant jamais trop mise en avant, reste le fil conducteur, la maîtresse de la cérémonie.
Comme je le disais, en 2007 le retour de la house commençait tout juste, mais plutôt du côté de Dixon et Âme, des Allemands moins déconneurs que Eric (ou que Justus). Aussi la couleur un peu trop expérimentale de cet album n’a-t-elle pas dû séduire ce marché encore fragile. Douze ans plus tard, la house est revenue pour de bon, et de façon plus ou moins satisfaisante pour moi, alors je crois que c’est le bon moment pour découvrir ou redécouvrir ce chef-d’œuvre de spontanéité, de savoir-faire et de passion.
PS : si vous voulez qu’on discute de Ladomat 2000, le label qui aurait pu annuler la French Touch au profit de la Deutsche Touch, faites-moi signe. Je vous en parle parce qu’on peut aussi réécouter les albums de Whirlpool Productions, sortis chez eux, où Eric m’émerveille tout autant, en chantant notamment ce hit qui convient très bien à la météo actuelle, « The Cold Song » (très beau clip, au passage, Michel Gondry likes this).