Il y a clairement une rupture entre la renommée de Cornershop et la façon dont le groupe est resté pour moi une toute petite chose intime, lovée dans les rayons de ma CD-thèque ou dans les divers baladeurs numériques que je trimballe. J’ai été pris de vertige en parcourant les pages et les pages qui leur sont consacrées sur le web, entre suractivité de leur propre site, mise en avant de leurs collaborations les plus couronnées de succès (Oasis par ci, Fat Boy Slim par là), relations de leurs premiers faits d’armes pour tabloïds (avoir brûlé au début des années 90 une effigie de Morrissey devant sa maison de disques : avec le recul, on appréciera la vista colérique mais précise du groupe) et reconnaissance internationale (leur album When I Was Born For The 7th Time célébré comme un des meilleurs des années 90 par diverses revues à la page). N’en jetez plus. Cette machine implacable à la trajectoire presque mainstream (je les aurais bien vus à la place de Radiohead) m’a toujours touché plus que de raison, et c’est sans doute lié à la première fois où j’ai entendu résonner les premiers accords de « 6am Jullandar Shere » et la façon dont un monde s’est alors ouvert à moi, peut-être de la même façon que l’écoute (plusieurs fois pour être sûr) de « Soft As Snow », l’ouverture d’Isn’t Anything de My Bloody Valentine. L’impression de découvrir quelque chose de nouveau, d’agréable mais de non-identifié, de perturbant mais sans agressivité. Et de dansant.
J’ai construit à ce moment-là les fondations d’une fidélité inépuisable puisque – on ne peut s’y tromper – je réécoute régulièrement et avec un plaisir dénué de nostalgie une dizaine de chansons que j’ai extraites au fur et à mesure de leur discographie. Car il faut bien le dire, je suis fidèle à Cornershop, mais toujours un peu à côté de la plaque, en décalage permanent avec leur actualité, sans avoir jamais pris vraiment la mesure de certains de leurs succès, comme je le disais plus haut. Et c’est peut-être ça qui a préservé à mes oreilles la fraîcheur de leur musique : fruit d’un échange culturel, ou plus précisément de l’appropriation par un enfant d’immigrés (ici du Pendjab, cette région à cheval entre le Pakistan et l’Inde) des codes d’une pop anglaise solide sur ces bases (la chanson, les guitares, le swing) tout en y introduisant des sonorités issues de sa communauté (on peut utiliser ce mot, on est en Angleterre) : sitars, tablas, horizontalité du chant et évolutions circulaires des mélodies, et surtout ce balancement irrésistible du bhangra qui infuse ce genre volontiers héritier du hip-hop des origines dans le même temps, avec son utilisation d’échantillons et de pulsations puissantes. Mais bon, ce qui reste de tout ça, c’est une pop souriante, discrète, efficace qui traverse les âges sans trop de dommages, une musique heureuse et relax. Et c’est pas si fréquent.
Et voici donc ma mixtape parfaite de Cornershop, avec des chansons qui se répondent à travers les disques : du « 6am Jullandar Shere » (1995) originel au « Free Love » (2010) et ses vastes étendues groovy couvertes par ses voix passées dans des haut-parleurs, du « Funky Days Are Back Again » (1997) au « Saturday Night And Dancing » (2000) pour ses bouffées de nostalgie analogique et de disco primitive, du « Good To Be On The Road » (1997) à « Staging The Plaguing Of The Raised Platform » (2002) pour ces mini-tubes à guitares velvetiennes. Et pour finir, deux chansons magiques de l’un des projets les plus étonnants du groupe : « United Provinces Of India » et « Topknot » (plus précisément le « Caveman remix », avec M.I.A., pourquoi pas ?), tirées du The Double O groove of avec Bubbley Kaur, une chanteuse amateur, retournée malheureusement très vite à l’anonymat pour d’obscures raisons. La seule minuscule ombre du cône lumineux géant construit par Tjinder Singh et sa bande.