C’est long pour le moral (c’est long, long!)

ROLAND KAYN Scanning
Reiger-records-reeks , 2019
JIM O'ROURKE To Magnetize Money And Catch A Roving Eye
Sonoris, 2019
THE CARETAKER Everywhere at the End of Time
History Always Favours the Winners, 2016-2019
Ben Vida Reducing the Tempo to Zero
Shelter Press, 2019
ROLAND KAYN Tektra
Colosseum, 1984
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En 2019, plus encore qu’en 2018, le temps m’a manqué, énormément. Du temps pour sortir, voir mes proches, aimer, scruter mon fils grandir, m’engager à être moins bourgeois mais aussi rattraper des gros films de l’histoire qui manquent à ma cinéphilie et dont les coffrets qui les rassemblent embarrassent physiquement tant d’étagères dans le couloir de l’entrée de mon appartement, lire des livres de littérature ambitieuse, de la poésie, de la philo et des essais politiques, relire des romans de chevet.

Le temps m’a manqué également, en ce qui nous concerne ici, pour écouter décemment les disques dont je me raconte qu’ils sont mes préférés (jusqu’au milieu de la deuxième moitié au moins) de l’actualité récente, des vraies nouveautés ou l’une de ces rééditions d’œuvres confidentielles et inconnues pendant si longtemps qui pullulent chez nos copains revendeurs et disquaires Le temps m’a manqué même pour réécouter, après point final de ces critiques que j’écris chaque semaine, ceux à propos desquels j’ai rédigé ces dithyrambes si pleines d’adjectifs pompeux (toujours sincères parce que j’ai cette capacité à m’emballer), que j’ai rincés pour préparer des entretiens avant de les ranger définitivement dans l’entrée ou dans l’éther de l’oubli, parce qu’on ne m’avait fourni rien d’autre que des liens d’écoute virtuelle pour me les infliger au casque, au bureau, entre deux discussions sur la réforme des retraites ou sur ce que Netflix fait au cinéma.

En 2019, plus encore qu’en 2018 pourtant, j’ai consacré une portion immense – sans doute majoritaire, mais je n’ai pas compté – de mon temps d’écoute de musique à des œuvres indécemment et insolemment longues : Scanning du compositeur allemand exilé aux Pays-Bas Roland Kayn, qui dure 617 minutes, soit plus de 10 heures ; To Magnetize Money And Catch A Roving Eye de l’Américain exilé au Japon Jim O’Rourke qui dure 4 heures et 13 minutes ; Everywhere at the End of Time du Britannique exilé en Slovaquie James Kirby alias The Caretaker (380 minutes, soit près de 6 heures et demi sans compter l’épilogue bonus, Everywhere, An Empty Bliss) et plus récemment, enfin, Reducing the Tempo to Zero de l’Américain exilé nulle part à ma connaissance Ben Vida (plus de 4 heures). À quel dessein, pour quelle raison ? Je ne suis tout à fait certain d’aucun ni d’aucune, pour tout dire ; mais je soupçonne que ces œuvres infiniment longues en sont arrivées à jouer le rôle de refuge paradoxal à mon existence d’auditeur harassé de “contenus musicaux” (le gros mot est volontaire), certes par nécessité professionnelle (comme beaucoup de collègues, je reçois une trentaine de disques par jour en virtuel ou en physique), mais aussi à cause de cette inextinguible avidité de nouveauté (au sens de musique vierge à nos oreilles) qui a fini par définir de gré ou de force la plupart de nos vies mélomanes assistées par ordinateur, depuis qu’Internet a ouvert les vannes de la cornucopia.

En premier lieu, j’aime l’idée, théorique pour aller vite, que des œuvres s’octroient ce droit à mobiliser tant du temps fini des femmes et des hommes que nous sommes tous avant d’être des mélomanes, et que des artistes s’autorisent encore à nous solliciter si puissamment à une époque dont le grand mal culturel est, c’est de plus en plus avéré, la dissolution de l’attention. On pourrait croire que s’étaler à ce point, en 2019, est un geste d’une incroyable complaisance pour un artiste – un temps arraché à l’auditeur qui croule sous la musique, quelle insolence ! Mais je suis certain qu’il n’en est rien. Les musiciens – également les cinéastes, tel le Philippin Lav Diaz, qui monte des films longs de quatre à sept ou huit heures, ou les romanciers qui façonnent des cathédrales qui s’incarnent matériellement en accablants pavés – qui nous soumettent des œuvres nous extirpant de force du train-train de nos vies saturées ne sont pas indécents : ils sont fous. Fous de perdre leur propre temps et leur carrière à peaufiner des travaux qui débordent des vinyles, qui coûtent très cher à être manufacturés décemment, qui se paument dans la nature d’Internet si vite, qui ne s’imposent d’ailleurs pas tant que ça, quand on y pense, quand on les presse en CD puis les assemble en petits coffrets compacts pour être insérés dans les discothèques physiques qui demeurent, ces barrages inconscients contre l’océan du streaming.

En second lieu, j’ai remarqué mon propre plaisir à m’offrir à moi-même ce temps d’écoute que je n’ai pour ainsi dire pas ou plus. A fortiori dans le contexte d’écoutes obligatoires, que je pratique pour “me tenir au courant” de “ce qui sort” dans toutes les strates de notre époque (parce que c’est ma responsabilité de journaliste culturel spécialisé dans les musiques actuelles employé par un grand quotidien), de la dernière monstruosité Universal à cet opuscule de trap hypnago techno dont tout le monde parle parce que Boomkat en a fait sa cassette de l’année. C’est une jouissance de défiance et d’émancipation mêlées, que je compare à l’autre partie de ma mélomanie, moins intense mais tout aussi passionnée, dévolue à la musique classique, du baroque au contemporain, et qui m’a longtemps servi d’oasis puisque c’est la seule musique dont je suis jusqu’ici certain que le processus d’écoute n’aboutira pas à un texte ou un travail.

Les œuvres très longues, je les sais enfin des promesses de bonheur, parce que j’ai eu la chance, assez jeune, de faire l’expérience de certaines des mes émotions les plus intenses grâce à des immersions dans des pièces longues, tel le Piano and String Quartet de Morton Feldman, vu au Jeu de Paume au début des années 2000 (il est possible que je me trompe de lieu et de titre, pardonnez l’imprécision) et surtout La Trilogie de la mort d’Eliane Radigue, achetée à la Fnac des Italiens en 1999 ou 2000 et dont la première écoute, que je m’étais imposée comme un rituel obligatoire, à domicile, alors que j’habitais encore chez mes parents et parce que le coffret triple CD m’avait coûté un prix que je jugeais délirant au regard de mes finances de l’époque, m’avait laissé pantelant, illuminé, nourri comme jamais auparavant par l’écoute d’un album de pop ou de musique classique : j’avais fait une expérience mystique comme seule une musique dont l’effet émotionnel principal tient aux phénomènes sonores hors du commun qu’elle provoque sur les sens peut en faire advenir.

Je connaissais l’art du drone. J’avais lu un gros bouquin assez ennuyeux sur les conjonctions entre art plastique et musique. J’achetais religieusement toutes les sorties du label Table of the Elements, j’avais reçu via un abonnement à The Wire le premier volume du coffret Tony Conrad, j’adorais Happy Days de Jim O’Rourke, un bourdon de vielle à roue traité électroniquement dont je n’avais aucune idée qu’il influencerait vingt ans plus tard toute une scène en France à égalité avec la musique traditionnelle du Massif central. J’écoutais souvent, à faible volume, le Stimmung de Stockhausen, que j’appréciais malgré les roucoulements des chanteurs germanophones, les attribuant à l’esthétique typique d’une avant-garde audacieuse mais bourgeoise emblématique de la Mitteleuropa sans vraiment savoir de quoi il en retournait dans l’histoire de la musique d’après-guerre. J’adorais la musique concrète “post” de Francisco Lopez, Steve Roden ou Bernhard Günter, qui devait s’écouter aux limites du silence et s’insinuait si virtuosement dans l’environnement sonore. Bref, j’ai eu la chance d’être initié très tôt à des rituels d’écoute exigeants, qui déconstruisent ceux du concert historique ou de l’écoute domestique dans l’intérieur bourgeois, et qui sont emblématiques de la musique expérimentale, qu’elle soit académique ou “de la rue”.

Mais ces œuvres “extrêmes” dans leur matière et, souvent, leur durée, n’ont longtemps joué dans ma vie d’auditeur qu’un rôle formateur, ou émancipateur, qui me permettait d’interroger les rôles joués par d’autres types d’œuvres, plus pop, plus “sociales” (partagées avec mes proches), plus immédiates, etc. Ce n’est que récemment que j’ai pris conscience de ce que je dois à ces albums qui m’ont permis de vivre des périodes essentiellement uniques et “différentes” des autres de ma vie de mélomane – l’œuvre intégrale de Gas, que j’ai découverte à la faveur de sa première réédition en CD au milieu des années 2000, Reflection de Brian Eno (2017), les NTS Sessions d’Autechre (2018) que j’ai passé un an et demi à écouter quasi exclusivement au casque pendant mes déplacements : chacun de ces “albums” ou coffrets emplissant des périodes définies par le fait que je n’écoutais plus qu’elles, à chaque instant où j’avais l’opportunité d’écouter un disque, de manière pas tant obsessionnelle ou acharnée, car je n’y retournais pas pour mieux les connaître ou m’en enrichir, que passive et abandonnée, pour m’y ressourcer. Dans ces moments, une seule œuvre m’habite et m’occupe, et il est infiniment bon et agréable d’y retourner sans se soucier des mouvements incessants, grisants mais surtout intimidants, de l’actualité au sens propre – ce qui se redéfinit incessamment pour s’imposer à notre curiosité.

En 2019, j’ai ainsi eu beaucoup de chance puisqu’à la suite des huit heures des NTS Sessions, quatre très longues oeuvres – celles citées en début d’article – m’ont permis de prolonger ce régime d’écoute que je reconnais comme insensé, puisqu’il implique des variations de concentration à l’amplitude infiniment large, qui va jusqu’à l’inattention à proprement parler. Le disque que j’ai le plus écouté cette année est Scanning de Roland Kayn, ce qui ne veut ainsi pas dire grand-chose au regard de ce qu’on désignait par “écouter un disque” dans les années 1970 ou 1990, quand un album était un investissement eu égard à la dépense qu’il signifiait dans un budget de jeune adulte, d’adolescent ou même d’adulte indépendant, c’est-à-dire l’épuiser en boucle, du début jusqu’à la fin jusqu’à en connaître le moindre recoin, tel effet qui fait s’envoler une caisse claire ou le mot saillant d’un refrain, ou à la fin des années 2010, quand on le laisse filer quelques fois dans son intégralité au travail ou dans les transports parce qu’on a jeté son dévolu sur l’une de ses parties, avant de passer à autre chose. Disons plutôt que j’y ai passé du temps. Le “y” ici désignant un lieu, virtuel mais tout à fait existant au sein de mon intimité : j’y ai laissé mon esprit vagabonder, conscient ou évaporé, lisant, écrivant, concentré sur un détail au petit matin (l’heure où mon esprit est le plus aiguisé pour l’écoute) ou liquéfié par la distraction exponentielle de mille liens suivis passivement à l’intérieur d’une fenêtre ou de la lucarne de mon téléphone. J’y ai eu des épiphanies à des moments précis, des “wow” que j’ai parfois prononcés à voix haute si la porte était fermée, autant dûs sans doute à l’état de mon esprit qu’à ce qui se passait réellement dans le son des ces univers immenses.

J’ai écrit sur Roland Kayn. L’un des attraits les plus incroyables de sa musique électronique, unique dans l’histoire de la tradition occidentale qu’on dira moderniste pour aller vite (cet élan esthétique et politique vers l’inconnu, souvent soutenu par les pouvoirs publics des pays en voie d’enrichissement d’Europe, d’Amérique du Nord ou d’Extrême Orient, qui est passé sous les yeux du grand public, admiratif malgré le fait qui n’il n’y captait la plupart du temps pas grand chose, entre l’immédiate après-guerre et le milieu des années 1980, quand le dit public est redevenu comme il se doit, méfiant et défiant), est qu’elle est impossible à décrire avec les mots traditionnellement utilisés pour décrire la musique, que ce soit ses matières, son langage ou les effets qu’elle peut produire. Or le fait de ne pas pouvoir accoler du langage ou de la pensée concentrée au sein de l’hémisphère “masculin” de mon esprit bicaméral est précisément ce qui m’a rendu la musique de Kayn si plaisante, puis addictive, finalement indispensable. Elle n’est que sensations sans équivalent – ces sons qui vont et viennent entre le creux de l’oreille et cet endroit très éloigné d’où elle ne perçoit plus très bien ce qui survient – et promesse d’horizon repoussé, encore et encore, jusqu’à la fin des temps (en vérité le temps que ma mélomanie m’offrira de patience à son endroit) et flou de sens, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire ce que la musique peut refléter d’une expérience du monde avec laquelle comparer la sienne propre, et de direction.

Elle est reposante parce qu’elle ne demande ni à être comprise, ni jugée. Elle est peut être en dehors de la musique, en fait, telle que je me raconte qu’elle devrait se définir dans le contexte rationnel du marché et de l’art conscient d’en être, ces réalités qui font que les artistes ont des carrières et que des auditeurs ayant acquis une certaine autorité à les analyser ont pu, jusqu’à récemment, en faire un métier à force de partager leur connaissance et leur compte-rendu d’expérience par écrit. Vous n’écouterez pas en entier la vidéo embeddée ici, un rip à la volée de Tektra, oeuvre plus courte et “raisonnable” de Kayn (Scanning ne s’écoute nulle part ailleurs que dans le coffret édité par la fille du compositeur fin septembre). Tout du moins pas comme il faudrait, comme je vous conseille de le faire : en permanence pendant une période prolongée. Vous n’y êtes pour rien, rien dans notre temps et notre idéologie dominante encore définie, n’en déplaise aux dissidents, par la consommation avide et le progrès, ne vous encourage à faire autrement. À vrai dire, à mes propres yeux, l’immersion totale et désintéressée est moins une réalité dans ma vie d’auditeur, rythmée qu’elle est pour cause d’exigence professionnelle, par le rythme soutenu de la nouveauté qui la rend si frustrante et douloureuse, qu’un idéal, ou pire encore, un doux rêve. Elle est un horizon. Elle est un ailleurs à ce flot aqueux de disques qui n’ont l’air que de bruisser, c’est-à-dire de s’imposer à notre ouïe et notre âme sans rien provoquer qui pourrait s’approcher d’une émotion propre ou d’un plaisir intellectuel. Des disques qui nous indignent, au fond, parce qu’ils ressemblent à tout sauf à l’idée que nous nous faisons d’un disque digne d’intérêt, qui s’approcherait de ce disque idéal qui nous a fait un jour nous dire – pour la plupart d’entre nous autour de l’âge de 20 ans – que la musique était la chose la plus importante dans notre vie.

Bien sûr, un disque n’est jamais tout à fait l’un ou l’autre, l’absolument nécessaire ou le résolument inutile, le don du ciel ou la disgrâce face à l’histoire de la musique. Mais qui ne vit pas son goût et ses humeurs face à la création musicale au gré de ce qui sort selon cette dichotomie, les œuvres qui méritent qu’on s’adonne à elle passionnément et celles qui n’inspirent que le rejet ? Tous les autres sentiments que nous inspire la musique, notamment l’indifférence bienveillante (qui nous fait nous dire “pourquoi pas”) sont valides bien sûr, il y a des œuvres que l’on adore aimer sans intensité, parce qu’on les sait mineures et fières de l’être. Mais elles ne comptent pas beaucoup dans nos vies, en tout cas moins qu’on se le raconte. Elles remplissent du temps mais ne changent pas nos existences. Pourquoi alors ne pas se plonger corps et âme dans ces œuvres “extrêmes” et démesurées dans leur format et leur projet pour dévier de la routine ? Rien d’autre ne marche chez moi depuis que j’ai l’impression d’être rentré dans cette période de crise dont la principale cause philosophique et culturelle est la notion même de la plateforme de streaming, où toute la musique du monde en principe – en vérité beaucoup moins, mais c’est un autre sujet – est disponible à portée de clic. C’est une idée insupportable en fait à mes yeux à plus d’un titre éthique et philosophique, je crois – je me l’avoue même en écrivant cette phrase ce matin, au sortir d’un cauchemar que je n’espère pas trop signifiant au cours duquel mon lieu de travail était transformé en un mille feuilles vertical de béton et de cadavres à la suite d’une fuite de gaz –, et il me semble que ces œuvres infiniment longues, qui sont l’inspiration de cet article que j’avais envie d’écrire depuis longtemps, m’ont sauvé jusqu’ici, m’empêchant de glisser du désarroi à cette forme insidieuse de désespoir qui fait de nous des vieux cons ou des réactionnaires.

Un commentaire

  • Asven Gariah dit :

    wow merci pour ces découvertes (sauf pour le Caretaker, je dis pas ça méchamment, c’est juste pas bon du tout du tout pour le moral…) « le temps est devenu le luxe ultime », comme je l’ai lu récemment au hasard sur un site de mode. d’ailleurs je sais pertinemment que j’écouterai jamais ces découvertes en entier, mais bon 🙂

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