Musique pour chalets quand il neige dehors

PHILIPPE COHEN-SOLAL Mind Food
¡Ya Basta!, 2020
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Musique Journal -   Musique pour chalets quand il neige dehors
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J’ai écouté et franchement apprécié Mind Food de Philippe Cohen-Solal, enregistré il y a une vingtaine d’années mais tout juste édité, en songeant à cet adage éculé mais souvent très vrai : le temps fait bien les choses. Il se trouve que ce n’est qu’ensuite que j’ai lu les notes rédigées par Cohen-Solal sur son disque, où il constate lui-même que ces pistes fabriquées sans but précis, au tournant du XXIe siècle ont extrêmement bien vieilli. Cette bonification m’a surpris, je dois dire, puisque je pense que si j’avais entendu les morceaux à l’époque de leur conception je les aurais trouvés sans intérêt, trop « grande musique », trop orchestraux, bref, pas assez fougueux pour moi. Il faut aussi préciser que Cohen-Solal a ensuite fondé Gotan Project, qu’à l’époque j’avais dû ardemment détester, ou du moins dont j’avais dû cruellement moquer les fans – à la médiathèque où je bossais les weekends, les usagers demandaient à réserver leurs disques avant même qu’on ne les reçoive ou quand ils étaient empruntés par d’autres, et ils faisaient pareil avec les compiles Costes et Bouddha Bar, ça me rendait dingue.

Mais depuis, le grand fleuve du temps inexorablement a coulé sous les ponts du jugement ; et voici qu’aujourd’hui je me retrouve à écouter, apaisé, ce disque très adulte, très FIP, mais surtout très beau et très juste dans ses intentions et ses émotions. Il y a même quelque chose d’enivrant à savoir que l’un de mes artistes préférés de ces dernières années, Christophe Chassol, y a participé alors qu’il n’était qu’un jeune homme. Vous le lirez dans les notes, mais pour résumer l’histoire, Cohen-Solal composait alors beaucoup de musiques pour l’image – notamment celles des films d’Arnaud Desplechin ou de Lars Von Trier – et avait fait appel à Chassol sur certaines de ses « missions », ainsi qu’à Christoph H. Mueller avec lequel il formerait ensuite Gotan Project. En marge de ces travaux de commande, Philippe, Chassol et Mueller ont aussi composé pour eux-mêmes des B.O. de « films qui n’existent pas ». L’expression était utilisée à tort et à travers à l’époque, elle me rendait un peu dingue elle aussi mais là encore, le temps a fait son travail et aujourd’hui je crois que je la comprends en toute sérénité. Surtout que dans le cas de Cohen-Solal, elle est exacte : le mec composait surtout des vraies bandes originales pour des films existants, et il avait donc voulu prendre les choses dans le sens inverse et faire comme Michel Legrand avec L’Affaire Thomas Crown, c’est-à-dire écrire une partition complète qu’il imposerait aux scénaristes et au réalisateur de suivre (c’est ce que Legrand a fait avec Norman Jewison pour Thomas Crown, nous dit-il dans les notes). En l’occurrence, aucun film n’est né de ses travaux, mais ce n’est pas là vraiment l’essentiel.

Je ne sais pas ce qui déclenche cette impression en moi mais ce genre de plages majoritairement instrumentales et très arrangées me semblent taillées pour des intérieurs protégés, pas forcément protégés d’une ville fourmillante ou d’une campagne balayée par les vents, mais plutôt d’un paysage montagneux où souffle une petite tempête de neige. Il faut dire que j’écris en ce moment-même d’un chalet savoyard, dehors les flocons abondent : l’effet cocon est total. Les enchevêtrements de cordes, de vents et de pianos forment autour de moi une espèce de canopée alpine, une pergola polaire parfaitement adaptée à mes sensations. Ou peut-être que ces compositions se placent pile entre l’intérieur et l’extérieur, qu’elles offrent juste un peu de lyrisme à ma situation. Voire, sûrement, qu’elles servent tout simplement de bande-son à ma journée et à l’ensemble de l’existence qui m’a mené ici, avec ses changements de goûts et de positions, ses certitudes bafouées et ses hésitations constructives, ses élans et ses accablements. Et je crois finalement que j’aime beaucoup l’intention sincère qu’il y a derrière cette idée d’une bande-son imaginaire, qui permet ce pouvoir d’évocation si puissant – notamment sur « Living’s Variation », « Mind’s Food Variation » et « The Signs Variation », les trois titres où Chassol est crédité. On ne reconnaît pas forcément les harmonisations de l’auteur de Ludi mais disons qu’on n’est pas non plus étonné de lire son nom après avoir entendu les morceaux en question. C’est un rendu classiciste mais extrêmement précis, qui apprivoise doucement les émotions fortes soulevées par l’écriture.

La patine assez chic de l’ensemble, qui correspond qu’on le veuille ou non à ce qu’on entendait dans pas mal de films de cette époque, prend donc aujourd’hui une teinte sinon vintage, du moins marquée par une aura passée, mais selon des critères trop récents pour être classée dans telle ou telle catégorie de mélancolie. C’est une mélancolie inédite, nouvelle, du début XXIe siècle, encore influencée par un certain son nineties – je pense à la sophistipop orchestrale et groovy de Craig Armstrong ou de Dominique Dalcan –, mais aussi colorée d’un pigment plus difficile à cerner, moins plein, moins luxuriant, et qu’on ne devait sans doute par bien percevoir à l’époque. Ça m’évoque aussi beaucoup, en particulier sur « Living’s Variation », les arrangements d’un album dont j’ai déjà parlé avec enthousiasme ici : I Trawl The Megahertz de Paddy McAloon/Prefab Sprout. C’est le même esprit serein mais endeuillé, ce feeling de joie vidée de sa matière, d’espoir dépité. D’ailleurs la « variation » opérée par Cohen-Solal et Chassol sur cette piste a pour base une très belle chanson de soft-rock de 1973 au titre qui résume bien l’ambiance : « Living’s Worth Loving » des frères David et Robin Batteau. Ailleurs, on s’attend parfois à voir débarquer Akiko Yano ou une autre diva de la variété internationale, et d’ailleurs il y a deux chanteuses présentes ici : la Brésilienne Nivo et la New Yorkaise Gabriela Arnon. Mais la vraie belle surprise vocale arrive sur le dernier morceau, « Inverno », où c’est carrément Green Gartside de Scritti Politti qui prend le micro. L’intro du titre est limite isolationniste, puis Green arrive et ne fait pas que son Green, il est merveilleux ; on est dans une ballade de trip-hop en descente, ou en suspension selon l’humeur dans laquelle on est. Face à la neige dehors, je dirais que je suis plutôt bien, quoique lucide.

En tout cas merci à Philippe Cohen-Solal d’avoir eu la patience et la lucidité de sortir ces morceaux aujourd’hui, au pinacle de leur beauté. D’ailleurs je crois que tous les musiciens qui, comme lui, ont un peu de surproduction devraient mettre leurs bandes en cave et regarder chaque année s’il ne serait pas temps de les sortir. Ça allègerait le trafic d’actualité, et ça permettrait aussi aux auditeurs de prendre le temps de mieux saisir des choses qu’ils ne comprendraient peut-être pas aussi bien sur le moment. Merci le temps, merci la neige, merci Philippe, merci Christophe – et allez donc aussi écouter et regarder Ludi.

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