À la recherche de la chanson perdue (puis d’une chanson retrouvée)

ENEMY LOVE Weekender EP
Enemy Love / Diet Strychnine , 2003
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Musique Journal -   À la recherche de la chanson perdue (puis d’une chanson retrouvée)
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Je ne connaissais pas le podcast américain « Reply All » mais son dernier épisode fait un tabac ces jours-ci et c’est mérité parce qu’il est vraiment dingue. Si vous ne l’avez pas déjà écouté, il suit l’histoire (vraie) d’un homme, un certain Tyler, qui se retrouve un soir à avoir une chanson rock un peu « marrante » des nineties qui lui revient dans la tête. Il se dit qu’il va bien la retrouver en la chantant à sa femme ou en la cherchant sur Google : mais non. Alors démarre une quête mi-cocasse mi-flippante dont je n’ai pas ici l’intention de dévoiler les détails, si ce n’est qu’à un moment il est question de la bulle spéculative qui s’était formée dans l’industrie du disque jusqu’à son explosion post-P2P, et d’une pratique afférente, rendue visiblement courante vue l’abondance de fonds alors disponibles. C’est l’un des témoins interrogés qui la rapporte : les majors pouvaient à l’époque faire enregistrer un potentiel hit à un groupe débutant, en faire presser quelques centaines de CD test et les envoyer aux radios, sans les sortir en magasin et a fortiori sans investir sur un possible album à venir. Ce qui explique que des groupes anonymes aient pu avoir des morceaux en rotation plus ou moins lourde sur des stations américaines, sans que leur disque ne soit dans les bacs, et qu’ils se retrouvent ensuite bien souvent laissés au bord de la route lorsque que les tests ne s’avéraient pas assez concluants. Ça laisse imaginer une espèce de triangle des Bermudes de la pop (comme le dit dans le podcast la journaliste Jessica Hopper, ancienne de Pitchfork et de MTV News) où des artistes disparaissent soudainement, après avoir été matraqués quelques semaines sur les ondes. Et en effet, quiconque passe du temps à zoner sur Discogs connaît bien ces disques de majors un peu glauques tant ils ont l’air de n’intéresser personne, avec des pochettes ni faites ni à faire et des titres minables. Ça ne se limite pas à la fin des années 90 évidemment, on en a dès les années 60 mais ça s’intensifie dans les eighties et je pense que ça a duré jusqu’aux années 2000, plus ou moins. 

Ce créneau « Bermudes » a aussi accueilli des labels indépendants quoique pas forcément plus inspirés : je me rappelle tous les trucs improbables et probablement non-distribués qui arrivaient par la poste quand je faisais des émissions sur Radio Campus Paris, ça se partageait entre le rap français, la nouvelle chanson et pas mal de trucs electronica, et c’était presque toujours consternant. Mais je sais que c’est à peu près vers ces années de surproduction médiocre que j’ai découvert, je ne sais plus trop comment, un morceau génial qui s’appelait “Weekender”, enregistré par un groupe nommé Enemy Love. Il me semble vaguement que je l’avais téléchargé sur un blog mais c’est une déduction par élimination, sachant que je ne l’avais pas reçu à la radio, ni entendu sur une autre radio ou chez un disquaire, et pas non plus écouté sur un CD genre Trax ou Inrocks : dans mon souvenir c’était strictement dématérialisé.

En tout cas, je l’avais rincé autour de 2003, 2004, envoyé à des copains, peut-être même passé sur Campus, avant de l’oublier petit à petit et de ne plus jamais l’entendre nulle part, ni entendre parler d’Enemy Love. Le mp3 du titre lui-même disparut de ma bibliothèque au fil des crashs de disques durs. Et puis il y a quelque mois, j’ai recroisé un ami qui m’a rappelé l’existence de ce tube en puissance, et qui lui l’avait encore en sa possession, dans son cloud. Je l’ai réécouté, c’est toujours un chef-d’œuvre : le base tient de ce son “néo-post-punk” qui marchait si fort à l’époque et que je n’adorais pas, mais elle était habilement contrebalancée par un lyrisme nineties plein de saturation shoegaze voire grunge, ainsi que par une ambiance lointainement psychédélique à la Charlatans ou Flowered Up (mais là c’est peut-être juste le terme weekender qui m’influence). Surtout, la construction montre une certaine complexité, avec plusieurs highlights, plusieurs hooks différents. C’était à se demander si ce n’était pas une commande d’un producteur qui avait cherché à taper un peu dans tous les coins d’un continent indie alors en pleine renaissance commerciale. D’ailleurs, le morceau n’est aujourd’hui crédité qu’à un endroit sur Discogs et c’est sur une étrange compilation éditée par Cornerstone Promotion, agence de marketing viral qui visiblement envoyait un peu partout des CD “custom” mêlant titres d’artistes déjà en place et potentiels singles de musiciens inconnus, à peu près dans tous les genres “cool” entre la fin des 90s et la fin des 00s. Et souvent, les inconnus y sont tellement inconnus qu’ils ne sont même pas crédités, il y a juste marqué “unknown artist”. Mystérieux label que ce Cornerstone Promotion. Enfin, en fait, pas tant que ça, puisqu’il se trouve que la société était, déjà à l’époque, une agence « de créa » – lire : de publicité, voire de brand content – associée à un magazine aujourd’hui bien connu : Fader. J’imagine que les CD Cornerstone Player se retrouvaient donc souvent offerts avec le magazine (je leur ai écrit pour savoir, ils n’ont pas encore répondu). J’ai aussi contacté la personne en charge du label mentionné sur la page Spotify de leur EP, Diet Strychnine, label là aussi visiblement adossé à une compagnie de webdesign, et un certain Derek m’a juste dit que oui, Enemy Love était un super groupe mais qu’ils se sont séparés depuis longtemps. Je lui ai posé des questions complémentaires et là pareil, j’attends d’en savoir plus. 

Des quatre titres du EP, j’avoue que “Weekender” est le meilleur, mais j’aime aussi beaucoup “We Are All God’s People”, même si c’est moins un instant classic. En tout cas je vous recommande donc ce disque oublié dans les limbes non pas des soldeurs, mais des data audio qui depuis vingt cinq ans s’écoulent dans nos tympans puis nos mémoires comme mille ruisseaux à la fois minuscules et incessants. Et si vous avez également en tête des bonnes chansons que vous n’avez jamais pu identifier, comme celle de l’épisode de Reply All, ou sur lesquelles vous n’avez jamais pu obtenir de vraies infos ou de vraies références, comme celle d’Enemy Love, Musique Journal serait ravi de vous entendre en parler.

2 commentaires

  • Hervé GUILLEMINOT dit :

    Bonjour Etienne,
    Ton histoire est intéressante. Je n’arrive pas à visionner la quantité de titres « fantômes » qui doit ainsi exister sur le Web. C’est assez flippant je trouve. En revanche un type de musique m’a toujours intrigué : les musiques « libres ». Je cherche encore la motivation de pondre des musiques libres de droits sur lesquelles tu ne reçois strictement rien… Entre ces musiques libres, les musiques officielles et tes titres fantômes, ça en fait des exa-octets de musiques souvent inconnues d’un (très) large grand public !!!

  • Quentin Schmerber dit :

    Ça me rappelle mon histoire avec un morceau. C’était un morceau que j’avais enregistré un peu par hasard sur une cassette qui enregistrait Fun Radio durant ma jeune adolescence. L’un des animateurs avait décidé de jouer une de ses chansons favorites, mais ce n’était pas un titre en rotation, donc j’imagine que ce fut probablement sa seule diffusion sur les ondes françaises. Je dois me dédouaner tout de suite: le morceau est loin d’être grandiose, mais à l’époque son énergie et ses riffs de guitares bourrins résonnaient avec mes goûts et mes vâgues à l’âme. Donc je l’ai beaucoup écouté sur cette cassette, puis cette cassette s’est usé, je suis passé d’un lecteur cassette à un lecteur CD, la cassette s’est perdue et tout ce qui me restait était le nom du groupe – A – et quelques lyrics dans mon anglais approximatif de jeunot. Oui mais voilà comment est-ce qu’on fait des recherches sur un groupe qui s’appelle A ? J’ai souvent fredonné la chanson pendant des années, sans jamais pouvoir la retrouver, mais donnant peu à peu forme au yaourt de paroles. Et puis un jour, lors d’une enième recherche, j’ai tapé juste. Il s’agissait du morceau Nothing de A, un groupe mineur britannique. J’ai pu l’écouter et m’en débarasser à tout jamais haha !

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