Si vous n’avez jamais écouté « Lé ou lov » du groupe guadeloupéen Energy, je vous envie car vous allez connaître l’incomparable sensation de l’entendre pour la première fois se déployer dans vos oreilles, avec ses nappes de DX7 qui vibrent de désespoir, son pied serein mais résigné, ses énigmatiques charleys et puis bien sûr le chant de Jean-Michel Rotin, alors tout jeune homme, et cette mélodie parfaite qu’on garde en tête très longtemps sans pour autant s’en écœurer – c’est le contraire d’un earworm. J’ai eu la chance de découvrir cette chanson par Jean-René Etienne, qui à l’époque où il commençait à s’occuper d’Institubes avait fait une mixtape non-officielle, voire disons carrément « private press », qu’il avait dû graver en quelques exemplaires CD pour l’offrir à son entourage. Je ne me rappelle pas du tout le reste du tracklist à part ce morceau de zouk semi-ambient qui arrivait en dernier et dont JR avait rallongé l’intro. « Lé ou lov » est un titre d’exception, voire unique en son genre, comme on dit, en ce qu’il possède le pouvoir de séduire des auditeurs très différents, dont la plupart n’ont jamais goûté le zouk ni même les slow jams. À la rédaction de GQ, j’ai par un exemple un collègue et ami, Antoine, qui s’en est épris instantanément, un jour que je l’avais passé par hasard dans l’open-space. J’étais surpris de le voir autant aimer le morceau sachant que, comme la plupart des mâles blancs de sa génération qui ont grandi en province, Antoine a été élevé au rock, et plutôt au rock façon « pub Levi’s » qu’à l’indie-rock pour esthètes invivables. Mais « Lé ou lov » est ce genre de classique universel, il parle à quelque chose de secret en nous, même si je ne saurais pas bien dire quoi. Il transcende son registre émotionnel plus ou moins mièvre pour s’élever vers une expression qui condense toute la complexité de l’expérience amoureuse – le titre signifiant en créole quelque chose comme « Quand tu es amoureux ».
Rotin a continué à sortir des disques au cours des décennies suivantes et à développer le son zouk-love/zouk-R&B qui a fait son succès. Vous pouvez si ça vous intéresse écouter ce qui semble être une intégrale de lui ici, c’est souvent super mais je dois dire, à mon grand regret, que rien n’arrive à l’altitude céleste de « Lé ou lov ». Le chanteur-producteur vit à Londres depuis un moment et certaines de ses dernières productions sonnent très actuelles, on sent qu’il a écouté des choses comme OVO, ce qui n’est pas surprenant puisque Partynextdoor et les autres sont clairement nourris du R&B quiet storm des années 80 qui se trouve être la principale inspiration de Rotin, avec Michael Jackson, et plus précisément le Michael des ballades fin 80/début 90.
Sauf que récemment, j’ai eu la consternation de découvrir que cette inspiration dépassait un peu son seul statut d’inspiration, et que ce chant sacré qu’est pour moi « Le ou lov » était en réalité un scandaleux PLAGIAT ! En effet, mon ami (et par ailleurs rédacteur en chef d’Audimat) le toujours vigilant Guillaume Heuguet m’a envoyé un morceau R&B de la chanteuse américaine Karyn White, sorti en 1988 et produit par Babyface, dont la ligne de chant est exactement la même que celle du classique d’Energy. Quel choc au départ, j’ai cru que mon monde s’effondrait. Et puis heureusement j’ai vite été rassuré, pour une raison simple : c’est que la chanson originale est beaucoup moins belle que son plagiat. Ce n’est pas de la mauvaise musique, loin de là, c’est même un très bon morceau en soi, mais il n’a ni la grâce ni le souffle de « Lé ou lov ». Et puis surtout Rotin n’a repris que les premières notes du couplet, et s’est juste légèrement imprégné des synthés : tout le reste, c’est lui. C’est donc un cas de reprise « partielle », d’emprunt, d’interpolation, comme on dit parfois, même si je ne saisis jamais complètement le sens que ça recouvre. Il ne s’agit ni d’une reprise meilleure que l’originale, ni d’un acte de sampling non-déclaré puisque la phrase n’est pas reproduite telle quelle, mais rechantée. En fait, c’est comme quand Mika reprend un bout de « I Died In Your Arms » de Cutting Crew (désolé je me doute qu’il y a des exemples plus chic à donner mais c’est le premier qui me vient à l’esprit) : c’est une citation recontextualisée. Sauf que dans le cas de Rotin, la recontextualisation est quasi contemporaine de l’original, et surtout elle s’élève dix étages au dessus du matériel qu’elle cite, là où Mika a voulu faire passer en scred subliminal un hook très célèbre quoique ancien, sans prévoir que plein de gens l’auraient encore en tête.
J’espère en tout cas que vous serez émerveillés comme je l’ai été moi-même, voici une quinzaine d’années, en découvrant ce morceau. Et pour rester dans le zouk, et ne pas avoir qu’un morceau et demi à vous recommander aujourd’hui, je vous encourage à aller écouter la toute dernière mixtape de Digital Zandoli, un binôme de diggers notamment spécialisés dans la musique antillaise, dont j’ai déjà parlé ici des fantastiques compilations qui portent leur nom. Sur ce podcast, ils jouent beaucoup de morceaux unreleased qu’ils n’ont pas pu sortir officiellement, et c’est dommage car ce corpus nouvellement exhumé ouvre une voie un peu différente de celle qu’ils avaient creusée jusqu’ici : le son est plus live, plus tradi, même si toujours agrémenté de synthés et de boîtes à rythmes. La plupart des tracks sont instrumentaux, datent des années 90 ou 2000 et sont signés par des artistes déjà présents sur les deux volumes de leurs anthologies, ou édités en long format par leurs soins sur Heavenly Sweetness ou Beaumonde : Edmond Mondésir (Bélénou), Puzzle Pulsion, Claude Rodap (Syn-Ka), Jean-François Fabriano, Digital Caresse ou encore Eddy La Viny. Je n’ai écouté le mix que deux fois et c’est donc difficile d’en parler avec les bons mots, mais je dirai que l’effet Zandoli se prolonge, c’est-à-dire qu’on a l’impression de visiter un monde inconnu et envoûtant, venu d’une sorte de futur annulé, ou d’un passé récent et ignoré, qui visait une beauté ultramarine tellement autre qu’elle semble annoncer un avenir mi-intriguant, mi-radieux, mais hélas déprogrammé. Ça peut ressembler à une sorte d’ambient-world sibyllin, parfois ça sonne comme du jazz éthiopien avec des machines, à d’autres moments comme du trip-hop chanté en créole, puis à de la house à la Larry Heard faite par des gens qui n’ont probablement jamais entendu du Larry Heard. Mais ça ne se fixe jamais sur un modèle précis, ce qui grise spectaculairement l’imagination et déplace les repères.
Voilà, je souhaite en toute sincérité que ce mix, comme la chanson d’Energy, vous plaisent et vous fascinent comme ils le font avec moi, et qu’ils vous permettront peut-être d’adoucir votre weekend de l’armistice. Je vous dis donc : peace and « lov ».
2 commentaires
Merci pour l’article. Je me permets un ps : il y a une très belle version a cappella de Lé ou Lov’ sur son album Héros de 94.
Absolument! Et sur ce même album incroyable, il a aussi ce classique, qui supplante même (pour moi) Lé ou Lov :
https://www.youtube.com/watch?v=dbNqJgGiIks