On connaît surtout Wolfgang Voigt, figure de la techno allemande, parce qu’il a monté le label Kompakt et fait plusieurs magnifiques albums de techno-dub forestière à base de micro-samples de Wagner sous le nom de Gas. On sait un peu moins qu’à bientôt 60 ans ce natif de Cologne a sorti depuis la fin des années 80 des centaines de disques de musique électronique dans des styles extrêmement variés (et qui n’ont en général rien à voir avec ce qu’entend sur les disques de Gas), seul ou avec d’autres producteurs, qu’il a contribué à inventer la minimale notamment grâce à son projet Studio 1, et qu’il a un background pop très prononcé puisque avant de se mettre à la techno il avait d’abord été un énorme fan de Scritti Politti, Prefab Sprout et ABC. Voigt parle de tout ça dans cette longue et passionnante interview vidéo pour RBMA, menée en 2018 par une journaliste manifestement brillante et passionnée qui s’appelle Hanna Bächer. On y apprend aussi que l’Allemand a toujours envisagé son boulot, y compris celui de A&R de Kompakt (et avant cela de A&R d’un label plus DIY mais non moins admirable, Profan), comme une entreprise artistique globale, influencée par Warhol et le pop art, très ancrée dans le discours et la conceptualisation, consciente de ses propres effets et de sa situation. Mais ce qui frappe quand on écoute les œuvres de Wolfgang, c’est que cette dimension conceptuelle se déploie avec une grande clarté, presque de la légèreté, qu’elle ne tourne jamais à l’illisibilité et à l’expérimentation cryptée, même si parfois elle peut faire quelques brefs mystères. Qu’il fabrique du dub sylvestre et ténébreux, des grosses cartouches acid, de la techno-pop quasi racoleuse, de la « schaffel-house » avec des signatures temporelles pas possibles ou des trucs ambient élégiaques, le mec cultive à chaque fois la transparence totale, et puis il semble s’amuser au passage, même s’il ne donne jamais dans le second degré potache ni dans la parodie bas-du-front.
Un truc que j’aime beaucoup chez lui, par ailleurs, c’est que c’est l’un des rares producteurs techno à avoir un authentique charisme : il ressemble un peu à Bowie, de prime abord il dégage quelque chose de diabolique et séduisant, ça pourrait être un personnage de Visconti, ou un pervers narcissique guettant sa proie, mais en fait pas du tout, c’est un type attentif, sympathique et relativement modeste au vu de son talent. On s’attendrait à ce qu’il parle de façon pédante, qu’il nous prenne de haut, mais c’est tout le contraire : il a une voix rocailleuse, on dirait qu’il une moraine au fond de la gorge, son timbre plein de virilité rassure parce qu’il doute un peu, et sur son visage se lit une tension qui suggère la recherche et l’intranquillité. Je peux me tromper complètement, si ça se trouve c’est un énorme salaud, mais je trouve qu’il dégage quelque chose de bon et juste, une forme de vertu austère qui m’impressionne et me fait dire une fois de plus que nous Français ne sommes vraiment pas du tout comme nos voisins allemands. Venu d’un quartier protestant de Cologne la catholique, Voigt parle en dialecte local et on devine chez lui un attachement assez fort et complexe à la culture de sa région et de son pays, sur lequel Sean Nye s’était longuement attardé dans le brillant article que nous avions traduit dans le numéro 10 d’Audimat.
Trois autres choses à retenir de son parcours. La première, c’est qu’après avoir sorti en 1999 un disque par semaine dans le cadre de son concept-label Kreisel, Wolfgang s’est plus ou moins arrêté de produire jusqu’à la fin des années 2000, pour se consacrer à ce qu’il appelle « l’art du company-making » en co-dirigeant Kompakt avec Michael Mayer. Et on peut dire qu’il a réussi son coup, puisque même si l’on a le droit ne pas aimer le son et l’approche générale du fameux label de Köln, c’est plus compliqué de nier la puissance et l’efficacité de son catalogue, avec ses collections, ses sous-divisions et son identité graphique impossible à confondre. La deuxième chose, c’est qu’il a mené en parallèle une carrière de peintre, et que ses œuvres ont figuré sur la pochette de quelques-uns de ses projets musicaux, notamment Freiland Klavier dont j’ai sélectionné ici deux plages. La troisième chose, c’est qu’il n’a jamais été DJ, et que quand on regarde bien on constate que c’est assez rare qu’un producteur techno, surtout de son envergure, n’ait même pas daigné mixer, ne serait-ce que par appât du gain, pour lui préférer l’exercice plus délicat du live – et puis c’est curieux qu’un type qui a passé sa vie de compositeur à explorer la DJ music dans ses détails formels les plus concrets n’ait jamais souhaité tester cette pratique.
Il faut avoir un peu de motivation pour se dépêtrer dans sa discographie, ses pseudos souvent à usage unique, ses petits concepts passagers, sa capacité à switcher de la grosse techno peaktime à des sortes d’essais méta sur les formats de la dance music, de la pop électronique pour aéroports à des morceaux « théoriques » pensés comme des tools mais qui deviennent des mobiles sonores qu’on peut écouter pendant des heures si on n’a pas d’autre impératif. J’ai donc sélectionné un peu en vrac quelques morceaux de lui que j’aimais particulièrement, à commencer par un extrait d’un EP-hommage à Prefab Sprout, sous le nom de Popacid, qui annonce à sa façon – c’est-à-dire en bien – l’espèce de house pop-rock à la Robin Schultz, puis un hymne trance définitif qui couvre toutes les bases, sous son pseudo le plus fréquent, Mike Ink, puis des choses de sa période polka/schaffel ou des titres plus « tracky » avec des 303 hyper teigneux, des claviers en panique et des snares obtuses mais marrantes, ou encore deux bouts de son projet « piano » dont je parlais plus haut, qui est vraiment la plus belle insulte jamais adressée à l’électronique néo-classique, et dont le deuxième volume, je m’en aperçois alors que je termine d’écrire ce post, vient tout juste de sortir ! Vous remarquerez une chose, c’est que si Voigt n’a pas un son aussi caractéristique et reconnaissable que d’autres génies allemands – je pense évidemment à Maurizio et Errorsmith –, il a néanmoins une patte hyper identifiable malgré la diversité de son répertoire. Une patte qui consiste en des rythmiques à la vélocité difficile à saisir et un type très spécifique d’humour audio et graphique, à la fois pop, pince-sans-rire et grotesque.
Voilà, je ne sais pas si ce genre de playlist de « redécouverte », faite en hommage à un mec pas tout jeune, mais quand même très loin d’être mort, contribue à retarder le naufrage des médias musicaux, et en particulier des médias « électro ». Une discussion lancée avant-hier sur FB par Brice de Dehors Brut m’a plongé dans une petite réflexion sur le rôle et la la portée de Musique Journal dans le paysage – une réflexion qui a fini par me laisser perplexe. Du coup, je me suis dit que ce serait pas mal de parler de Wolfgang, qui est à mon avis, au-delà de sa musique, un type avec une démarche qui mérite d’être mise en avant, ne serait-ce qu’à titre didactique, sur un support qui parle entre autres d’électro. Mais il devrait aussi bien être abordé par la presse généraliste vu la solidité et la richesse de ses travaux et la singularité artistique et historique de sa position. Voire, limite, il faudrait proposer un article à son sujet dans l’Encyclopedia Universalis. Et puis j’avoue par ailleurs que ça faisait longtemps que je voulais parler de lui, notamment parce que le dernier post du blog que je tenais à la fin des années 2000 s’était présenté comme le premier épisode d’une série à son sujet – je reprends donc, douze ans après, la dite série, que je m’empresse du même geste de conclure. Tout ce que je vous encourage à faire à présent, c’est d’aller écouter ses morceaux (ceux de ma playlist, mais ça peut aussi bien être l’intégrale de Gas ou l’anthologie Profan de 336 morceaux sortie sur clé USB sortie l’an dernier), ainsi que son interview RBMA, qui donne vraiment envie de continuer à croire en cette musique et à ce qu’elle apporte, et offre au passage une jolie vue sur le Rhin.