Cafardeux boomers : Allain Leprest et Philippe Léotard

ALLAIN LEPREST Ton cul est rond
Disques Meys, 1986-88
PHILIPPE LÉOTARD À l'amour comme à la guerre
Gorgone/CBS/Saravah, 1990
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Musique Journal -   Cafardeux boomers : Allain Leprest et Philippe Léotard
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Les deux disques dont je vais parler aujourd’hui appartiennent à un style qui, je pense, incarnait vraiment tout ce que je détestais en musique quand j’étais plus jeune. Une chanson française scandée « avec les tripes », habitée par une poésie réaliste et une virilité écorchée, par une sorte d’impudeur et de refus de la sublimation qui me mettait hyper mal à l’aise, voire me dégoûtait. Tout ça orné d’arrangements mi-jazzeux, mi-synthétiques eux aussi pas très sophistiqués, même carrément de mauvais goût, devais-je trouver à l’époque.

On connaît à peu près Philippe Léotard, mort en 2001, pour sa carrière d’acteur et son parcours de chanteur-poète. Son album Je rêve que je dors sorti en 1996 et enregistré en grande partie avec Art Mengo avait eu un certain succès commercial (et c’était mérité, le disque est en effet assez beau, dans une veine France Inter chic, limite downtempo). Allain Leprest, lui, en dépit de ses faux airs de Terrence Stamp jeune et de Maciek Pozoga, a moins été exposé au grand public, même s’il est visiblement super respecté voire carrément « culte » parmi les amateurs de chanson (et parmi les chanteurs eux-mêmes). Avant et après sa mort en 2011, il a été reconnu comme un auteur d’exception par Claude Nougaro, Enzo Enzo ou Juliette Gréco. Les deux hommes ont en commun d’avoir des voix sonores, pleines de matière, à la différence près que Léotard a cette élocution plus ou moins poivrasse, cette voix cassée, là où Leprest est beaucoup plus solennel dans son émotion, voire théâtral au sens classique du terme – le frère de l’ancien ministre, lui aussi, cultive une approche d’acteur dans son interprétation mais je dirais qu’elle est plus marquée par un registre informel, années 80, ce qui ne la rend parfois pas moins cliché aujourd’hui, mais c’est une autre affaire. Et tous ces traits qui me foutaient tellement l’angoisse il y a vingt ou trente ans arrivent aujourd’hui à me plaire, ou disons du moins que je les accueille mieux, d’autant plus que le temps m’a aussi permis de réussir à apprécier à sa juste valeur l’environnement musical dans lequel ils apparaissent.

Le disque de Leprest est en fait une compilation sortie pour des raisons obscures en 1995, date à laquelle il n’avait publié que deux albums. Mieux encore : elle contient les trois quarts des titres du premier LP (Mec, sorti en 1986, alors que le chanteur n’avait que 32 ans), mais aucun du deuxième, et propose par ailleurs une sélection de chansons que l’on imagine éparpillées à droite à gauche mais en tout cas pas référencées sur Discogs (parfois ça fait du bien, un peu de mystère discographique). Ce qui caractérise cette collection, c’est le contraste entre le chant d’Allain (vraiment très café-théâtre, très déclamé, mixé comme une voix-off, avec un timbre riche et franc du collier mais un débit extrêmement précis, souvent virtuose dans ses placements et son jeu sur la matière, en résumé un chant de « grand monsieur » de la chanson française à l’ancienne) et les instrus pour la plupart électroniques, mais pas du tout haut de gamme – on peut supposer que c’est un choix économique, puisque la couleur de l’arrière-fond reste celle d’un projet de style baloche, musette, cabaret, avec accordéon et grands élans lyriques en fin de morceau. D’abord chargé d’un épais cafard, ce contraste prend au fil des écoutes une curieuse texture, celle d’un climat glauque mais illuminé tant bien que mal par des éclairages artificiels, comme ceux d’un rade rénové à la va-vite, avec une machine toute neuve pour jouer au Rapido ou au Keno, mais dont on n’a pas réussi à chasser l’odeur de clope et de Ricard. Parfois, sur « Le café littéraire » ou « Rimbaud », les synthés sont tellement en roue libre pour accompagner la verve de Leprest que l’ambiance vire au réalisme fantastique de téléfilm Antenne 2, au fantasme d’un épisode des Contes de la crypte en français. C’est spécial, faut bien le dire, et je dois admettre que je n’avais jamais entendu ça, à part peut-être sur certains titres de Tombé du ciel de Higelin (produit par Jacno, je le rappelle).

Leprest écrit toujours ses textes lui-même, mais pour la musique on dirait bien qu’il tape dans tous les sens, même si sur cette anthologie le nom d’un certain Romain Didier revient souvent. Le résultat, c’est cette espèce de variété synthé-cabaret, une patte évoquant La Chance aux chansons matée un après-midi de vacances, avec cette voix envahissante et malaisante qui surgit un peu comme celle de Brel, mais avec une touche plus sûre d’elle, celle du type charismatique en public mais merdique dans sa vie privée, qui tient la jambe des clients au comptoir en leur promettant d’hypothétiques tournées. C’est du très très gros cafard de boomer, je le répète, avec des histoires de vieilles toutes seules dans des apparts minables ou de prostituées toxicos qui mentent à leur mère (il y a même carrément deux chansons d’affilée sur ce sujet), un hommage à Piaf et un autre aux bals de village, et donc cette chanson-titre poético-friponne avec des métaphores qu’on aurait, disons, préféré éviter – « faufiler ma grande aiguille sous les cadrans de ton bidule », « au chrono de tes reins, quand passera la prochain train ? ». Mais je suis pourtant sous le charme, parce qu’il y a des vrais tubes – « Y a quelqu’chose qui nous manque » et « Mec », qui est une véritable ode à l’amour viril entre hétéros qui méprisent plus ou moins consciemment les femmes, comme au moins les trois quarts des mâles de cette génération – et que je persiste à trouver formidablement monstrueuse et puissante cette combinaison de synthés de province, de variété sordide et de poèmes réalistes scandés, et je ne crois pas que ce soit juste de la perversion de ma part.

Sur À l’amour comme à la guerre, les textes de Philippe Léotard occupent un terrain voisin, sinon commun à celui de Leprest : une fougue littéraire du genre « ma plume incandescente dans un monde qui s’écroule », une posture de poète et dernier homme libre, amendé par un regard empreint de tendresse et d’humilité sur les gens qui souffrent et qui luttent. Je ne saurais pas dire lequel des deux est le plus boomer, lequel trahit le plus son paternalisme de mâle blanc éduqué qui se cache derrière les blessures de la vie, mais Léotard va assez loin en termes de crypto-misogynie et d’exotisme rance sur « Mon cœur et le monde bougent » – « Je serai amoureux d’une jeune garde rouge dans un palanquin à Pékin / Lui prendre la main, baisser la main de sa vareuse bleue jusqu’à à ce qu’elle se livre rouge sur les rivages du fleuve Amour ». Mais bref, il est surtout coupable d’abuser de jeux de mots minables (du genre « Dans un hamac à Macao »), de ces calembours typiques des pochetrons – je ne lui jette pas la pierre et on ne va pas lui faire procès pour ça.

Et puis tout cela n’empêche pas la réalisation de son ami, l’accordéoniste et compositeur Philippe Servain (auteur de la B.O. de La belle histoire de Lelouch), d’offrir au disque une grâce indéniable, de donner un vrai relief à la prod, là où souvent les morceaux de Leprest sonnent plus plats et plus génériques qu’un sous-bock Amstel. Il y a une ambiance limite Sakamoto via Gainsbarre sur « Drôle de Caroline » (adaptation lointaine de « My Funny Valentine »), avec des textes 3000% poésie du bitume, Paname nocturne, qui ont forcément dû servir de référence aux sketches de Baer et Wizman dans La Grosse boule et À la rencontre de divers aspects… ; un truc à la Yared sur « Cinéma » (ces nappes, mon Dieu!) ; une superbe vibe mi-balkanique, mi new-wave sur « Jeune fille interdite » (je crois que ce seul titre résume à lui-seul tout ce qui, dans les textes de Léotard, a pris un coup) ou « Parfaitement, parce que » ; et enfin un mélange déconcertant de jazz fusion et de rock synthétique sur le fascinant « Autoroute Zéro », qui ferme l’album. Ce qui est troublant, malgré la personnalité parfois embarrassante du chanteur-acteur, c’est que sa voix sonne très juste, très lucide, malgré la picole et les biais socioculturels : il est chaleureux, sincère, semble vraiment vouloir chanter exactement ce qu’il est en train de chanter. En dépit des poncifs de l’indignation désabusée et des tics de barde plus ou moins incompris, il se dégage de ce disque une énergie qui dépasse ces travers : c’est sûrement que l’exécution du tout est si bonne qu’elle réussit à transcender les parties.

L’album de Léotard est sorti sur un label nommé Gorgone, puis sur CBS (en licence/distrib, peut-être, je n’ai pas bien compris), mais aussi visiblement chez Saravah. Et ce qui est notable, c’est que le label fondé par Pierre Barouh sortira deux ans plus tard un album d’Allain Leprest avec l’accordéoniste Richard Galliano. Cette esthétique néo-rétro, néo-cabaret, était-elle à l’époque annonciatrice de la nouvelle chanson française qui allait émerger au tournant du siècle ? Voire carrément de la chanson fraggle du style Ogres de Barback/La Rue Kétanou ? Je ne sais pas, mais ça m’intéresserait d’enquêter. En attendant, je vous invite à découvrir ces deux disques étonnants, voire entêtants, imprégnés d’une substance morbide et suintante, et qui livrent à entendre quelque chose de presque grotesque, de très « France de la fin du XXe siècle » – un sentiment perdu, passé, mort, pour le meilleur ou pour le pire.

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