Il a déjà été question ici de ce genre d’album à vocation presque purement consumer’s guide : c’est-à-dire de très bons disques, mais sûrement pas des chefs-d’œuvre, ayant pour qualités principales leur résistance aux écoutes répétées, leur couleur reconnaissable, leur belle facture et leur relative absence d’aspérités. Welcome to the Cruise est sorti sur le label d’Elton John et c’est le premier LP de l’Anglaise Judie Tzuke, qu’elle a enregistré avec son ami Mike Paxman, qui bossera ensuite pour Nick Kamen ou Status Quo. Après un premier single (« These Are The Laws », présent ici) signé sous leurs deux noms et produit par Tony Visconti, le tandem intègre le roster de The Rocket Record Company. En 1979 est donc publié sous le seul nom de Judie cette suite de chansons aux arrangements au top de l’opulence des studios de l’époque : des cuivres, des cordes, des solos de guitares, des basses fretless, des riffs prog-lite et des ondulations soft-rock, et la voix très identifiable et modestement virtuose de Tzuke qui suit des grooves qu’on trouve au départ pas évidents mais qui le deviennent très vite. Je crois que c’est ce qu’on peut appeler du pop-rock adulte, mais avec une tendance à la luxure et au drame qui la différencie du pop-rock adulte sec et dépité qu’on entendait aussi à l’époque, je pense au hasard à cet album de Peter Green que j’ai découvert récemment et qui est très sympa aussi, dans un autre genre.
Si Judie Tzuke chante d’une façon si notable, si à part, c’est parce qu’elle ressemble tantôt à une interprète de comédie musicale, tantôt à une songwriteuse folk au fond d’un café, tout en déployant une technique et une présence presque diva qui la fait un peu ressembler à Joni Mitchell, en beaucoup plus jeune (elle a alors 24 ans) et en moins littéraire, et plus littérale – ses textes sont souvent très « je dis ce que je pense », c’est pas non plus le degré Wejdene de la littéralité, mais quand même, je me dis ça peut ne pas plaire aux amoureux du beau texte. Une chose est sûre, c’est que cette voix est en parfaite harmonie avec les compositions aristo-pop que Paxman et elle ont confectionnées, avant de les faire produire par John Punter, que l’on connaît pour son boulot avec Japan, Roxy Music ou Slade. C’est le genre de travail dont les coquetteries et les manières finissent par devenir attachantes, et qui montre une certaine humilité dans son ambition. Il faut aussi relever que c’est un son qui assemble un tas d’influences de la décennie 70 – le prog, donc, mais aussi le jazz-rock, la soul, le glam – afin d’ébaucher une sorte de néo-classicisme qui se voudrait plus ou moins intemporel, alors qu’il sera totalement dépassé trois ou quatre ans après, quand le son des studios aura été définitivement bouleversé (notamment en Angleterre) par la new-wave, les synthés et la nouvelle pop. Une illusion d’éternité qui me touche d’une façon que je connaissais pas et qui mérite toute notre attention, sur le plan tant historique d’affectif.
Judie est surtout restée dans les mémoires britanniques grâce au single incroyable qui clôt l’album, « Stay With Me Till Dawn », que j’avais découvert sur Lovefingers il y a une dizaine d’années en pensant que c’était une trouvaille de connoisseur, alors que pas du tout. Cette chanson d’une immense douceur, trempée de larmes d’amour, a carrément été nommée en 39e place des chansons préférées des Anglais dans un classement réalisé au début des années 2000, et avant cela avait été samplée en 1991 sur « Honey », morceau du deuxième album de ses compatriotes d’Ultramarine (dont il a déjà été question dans Musique Journal), puis treize ans plus tard par un gars que j’avais eu le bon réflexe oublier, c’est l’infâme Mylo. Tzuke et Paxman ont longtemps continué à faire des disques ensemble et pendant trois ou quatre années la chanteuse a confirmé son statut de jeune pop star au Royaume-Uni. Mais il faut croire que son style a vite semblé trop traditionnel pour le public de l’époque, puisque Elton John lui a rendu son contrat au bout de trois albums. Signée chez Chrysalis, ses ventes ont peu à peu chuté, mais elle a néanmoins poursuivi sa carrière, en accentuant, j’ai l’impression, son côté rock plutôt que sa vibe jazzy, laquelle aurait peut-être pu faire d’elle une marraine de la sophistipop, qui sait ? Au milieu des années 90, elle a monté son propre label, Big Moon, et y a réédité au passage sa discographie Rocket. Aux dernières nouvelles, elle sortait en 2018 un projet avec deux autres Britanniques dans la même veine néo-adult contemporary qu’elle quoique de la génération suivante, Beverly Craven et Julia Fordham. En tout cas, avec 15 albums sortis depuis vingt-cinq ans, on peut dire que Tzuke a su faire bon usage de ses royalties.
J’espère que vous serez aussi sensible à son timbre que moi et je vous souhaite donc d’écouter en boucle cet album aux arrangements plein d’assurance et d’élan, où chaque morceau semble s’apparenter à une petite scène émotionnelle très précise et qui, assemblé aux autres, forme une mosaïque addictive et ouvragée, quoique incontestablement consensuelle.