Le premier Witchdoctor est un diamant enfoui dans le humus du rap d’Atlanta

Witchdoctor …A S.W.A.T Healin’ Ritual
Interscope, 1997
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« On ne voulait plus que New York pense que nous n’étions bons qu’à rapper sur du RnB. » Dans les années 1990 Rico Wade veut donner au rap de sa ville, Atlanta, une plus grande crédibilité. Plus qu’un désir de respectabilité, on devine dans cette volonté un esprit de conquête, peut-être de revanche, sur un milieu alors essentiellement new-yorkais qui les méprise. Rico commence par donner une localisation physique à son utopie, un lieu coupé du temps et de l’espace qui devient le laboratoire de ses créations musicales : The Dungeon. C’est ainsi que Rico rebaptise un sous-sol transformé en studio d’enregistrement. Il y travaille, en compagnie de Ray Murray et Sleepy Brown, avec lesquels il forme Organized Noize, à la production de disques dont l’ambition est de bousculer les canons du rap, pas moins. 

Comparé aux objectifs affichés de Rico Wade, le coup d’essai de la Dungeon Family n’est pas totalement un coup de maître. Sorti en 1994, Southernplayalisticadillacmuzik d’OutKast est pourtant un album superbe, mais même si sa texture a baigné dans la culture locale, on entend encore trop, dans les productions d’Organized Noize comme dans le rap de Big Boi et André, d’emprunts au G-funk californien ou au collectif new-yorkais Native Tongues. Pour commencer à entendre Atlanta, plus uniquement dans les lyrics mais aussi dans l’atmosphère sonore, il faudra attendre un an de plus. 

« Who’s that peeking in my window? », la réponse à cette question posée dans le refrain de « Cell Therapy », single extrait du premier album de Goodie Mob, se trouve en partie dans la production. Caché derrière un piano qui rejoue en boucle les mêmes notes comme s’il était possédé par un esprit, on entend le son boisé d’un tsikadraha passer d’une oreille à l’autre, traçant l’envol d’un animal étrange. Et si c’était ça, Atlanta ? Un climat subtropical, des forêts denses et humides, une nature sauvage qui demeure malgré l’hyper-urbanisation, une atmosphère entre jungle et campagne, loin du centre ville. C’est probablement en partie de là que vient le mépris des très urbains new-yorkais. Et maintenant que la Dungeon Family a compris d’où venait sa réputation, elle va pouvoir retourner ce stigmate à son avantage.

Atlanta devient un personnage récurrent des albums de la Dungeon Family, à la fois divinité protectrice, jungle implacable et ombre dont l’influence s’étend inexorablement sur le pays, comme du lichen jaillissant d’un bitume fissuré. « Atlanta got a bullet with your name on it », nous prévient Witchdoctor, qui plutôt que de conquérir quoi que ce soit, se contente de faire comprendre que nous ne sommes pas les bienvenus dans sa ville.

« Witch Doctor » est une chanson d’amour écrite et interprétée par Ross Bagdasarian sous le pseudonyme de David Seville en 1958. Elle raconte l’histoire d’un homme venu recueillir les conseils du Witch Doctor, afin de pouvoir séduire une femme qui, visiblement, ne veut pas de lui. Il obtient pour seul conseil une série d’onomatopées criardes, « Oo ee oo ah ah ting tang walla walla bing bang », prenant la forme d’un refrain qui propulse le titre au premier rang des charts et sauve au passage le label, Liberty Records, d’une faillite pourtant annoncée.

Grâce à la pochette du single, on comprend que le Witch Doctor est une sorte de chaman qui ensorcèle la femme, et que ce refrain est donc un sortilège. Grâce au style de l’illustration, renvoyant directement à celui des minstrel shows et de certaines caricatures des années 1930, on comprend également qu’il y a derrière cette chanson un racisme profond : le Witch Doctor de Bagdasarian est un homme noir, masqué et vivant nu, à l’air rigolard, mais dont il faut se méfier, puisqu’il a le pouvoir de manipuler les Blancs comme un marionnettiste.

En 1997, OutKast et Goodie Mob étant des groupes, Witchdoctor est le premier membre de la Dungeon Family à sortir un album en solo. Dès les premières secondes s’abat une atmosphère pesante. Sur un mélange de cloches bourdonnantes et de borborygmes, Witchdoctor s’adresse de manière agressive à une certaine Mrs. Rogers. C’est elle qui s’intéresse à lui, mais c’est lui qui semble avoir provoqué leur rencontre, le mettant dans une position dominante vis-à-vis de celle qui pourrait être une journaliste ou une anthropologue, venue l’étudier comme un animal.

En quelques secondes, Witchdoctor fait sienne l’image d’homme des bois sauvage, qui a nourri le mépris des New-Yorkais et le racisme des novelty songs, pour la réutiliser avec insolence.

Sur « Holiday », premier extrait de … A S.W.A.T Healin’ Ritual, les caisses claires sifflantes n’ont pas encore le son métallique des compteuses de billets qui rythmeront la trap d’Atlanta. Elles ont quelque chose de plus organique, comme le bruit d’un pic creusant frénétiquement l’écorce d’un arbre, elles sont âpres, rustiques, et rappellent le tsikadraha que les membres de Goodie Mob entendaient depuis leur fenêtre donnant sur les forêts d’Atlanta. 

Tout l’album, entièrement produit par Organized Noize, possède cette trame sonore envoûtante, résolument tournée vers l’ombre. Des bruitages inquiétants, des voix à peine audibles et des cris d’animaux viennent poser cette ambiance lourde. Les guitares et les basses marécageuses sous-entendent que le diable se cache autant dans ces bayous que dans le funk, et l’ensemble peut rappeler le psychédélisme vaudou d’un vieux confrère médecin du Sud des années 1960, le Dr. John, lui aussi amateur de gris-gris et de vapeurs fiévreuses.

La vidéo d’ »Holiday » est pleine d’icônes indéchiffrables, de triangles en bois, de tatouages et de peintures ésotériques recouvrant des murs de craies, d’apparitions dans le ciel, de masques chamaniques et de couronnes rouillées. Un mélange de signes qui laisse entendre que Witchdoctor baigne dans un syncrétisme mystique, certainement considéré comme hérétique par absolument toutes les religions de ce monde. Ce folklore ne constitue pas directement le thème des textes, mais crée une diégèse forçant à les appréhender de la manière la plus mystique possible.

En écoutant Witchdoctor, on avance à l’aveugle dans Atlanta devenue méconnaissable, comme hallucinée après avoir inhalé des potions. « The Great Big Lick » prend la forme d’une ville monstre qui désire nous avaler, et notre guide à la voix de prêtre ne cherche surtout pas à se montrer rassurant. La langueur des rythmes accentue l’impression d’hypnose, de menace latente et permanente. Nous ne sommes pas chez nous, et tout est suffisamment étrange pour sans cesse nous le rappeler.

En sortant de son cabinet, un des premiers lieux que nous fait visiter le docteur s’appelle « Koneelalee ». Cette île mystérieuse est peuplée de femmes sublimes aux allures de sirènes, envoûtant les visiteurs grâce à leurs parades, pour en faire des amoureux d’un soir ou les manipuler comme des poupées vaudous. Avons-nous basculé dans le fantastique ? Tout dépend du point de vue. Rien n’est vraiment dit, mais suggéré avec assez de force mystique pour que la réalité devienne autre. Après tout, nous sommes à Atlanta, et le lendemain, en se réveillant avec la gueule de bois, il ne fera aucun doute que Koneelalee était juste un club de strip-tease. Mais par la grâce du verbe du Witchdoctor, Magic City est devenue l’île d’Aphrodite et du plaisir.

Beaucoup des récits d’Healin’ Ritual sont dans le fond assez classiques pour du rap (la vie urbaine, la violence, la course à l’argent, le sexe) ou pour un album de la Dungeon Family (la spiritualité, le mysticisme, la conscience politique mâtinée de conspirationnisme) mais sont ici suspendus entre rêve et réalité, grâce aux décors embrumés, vaseux et poisseux, baignant dans l’eau des marais de la campagne, que Rico Wade et ses comparses se sont enfin décidés à pleinement assumer.

Malgré le charisme de l’interprète, la présence d’OutKast, de Goodie Mob, et quelques-unes des plus belles productions d’Organized Noize, …A S.W.A.T Healin’ Ritual est devenu « a physical piece of amnesia », comme le titrait le magazine Uproxx, vingt ans plus tard. Un disque qui a eu le malheur de sortir quelques mois avant Aquemini, et à une époque où le rap du Sud s’apprête à exploser nationalement avec un son totalement différent. Pourtant, ce type de rap country et conscient, frayant avec la magie noire, représente une part importante de la musique d’Atlanta. Sorti en 1997 chez Interscope Records, les ventes catastrophiques d’Healin’ Ritual (moins de 50 000 exemplaires, à une époque où les rappeurs pouvaient être quatre fois Platine en un an) pousseront le label à rompre le contrat du Witchdoctor.

Après tout, quoi de plus logique pour un tel album, que ce destin d’artefact maudit ?

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