Laisse pleurer ces yeux, car ce sont eux les coupables : chansons indiennes de Bolivie

Norte Potosi (Bolivie) Charangos et guitarrillas
AIMP-MEG, 1995
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Musique Journal -   Laisse pleurer ces yeux, car ce sont eux les coupables : chansons indiennes de Bolivie
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Cela fait un moment qu’il n’a pas été question d’un enregistrement ethnographique sur Musique Journal, alors ce matin j’ai voulu vous parler d’un disque réalisé parmi les Indiens vivant dans l’Altiplano bolivien, plus précisément dans le département du Potosi. C’est un recueil plutôt facile à écouter par rapport à la moyenne de ce qu’on trouve dans les catalogues des labels spécialisés (que ce soit ici AIMP, ailleurs Ocora ou Le Chant du monde), d’une part parce que l’oreille occidentale est plutôt habituée à une certaine musique andine – même si elle s’en fait une représentation hélas marquée par les clichés, et jadis pratiquée par des groupes à la solde des majors, composés de musiciens en général étrangers aux régions dont ils maltraitaient le répertoire – et d’autre part parce qu’il s’agit de chansons de forme simple, toutes jouées par des petits instruments à cordes, proches de la guitare, à savoir les charangos et guitarrillas mentionnés dans le titre.

Dans le livret, comme toujours très instructif et très bien fait, le collecteur Florindo Alvis nous apprend que les Indiens boliviens (dont il fait partie) ont très bien préservé leur culture et leurs traditions, surtout parce que le pays n’a plus d’accès à la mer depuis la fin du XIXe siècle. Ceux que nous entendons ici parlent le quechua (qui est l’une des principales langues parlées par les Indiens d’Amérique latine, bien avant que les gens de Décathlon n’en fassent la seule marque au monde à être plébiscitée à la fois par les jeunes des quartiers et les lesbiennes middle-aged adeptes de haute randonnée) et font partie des groupes ethniques Llameros, Jalq’as et Yamparae, tous les trois déjà présents sur place avant l’avènement de l’empire Inca. La musique qu’ils donnent à entendre sur ce disque est toutefois née avec la colonisation, puisque le charango est une adaptation d’un instrument lui aussi à cordes, la vihuela, apportée avec eux par les chercheurs non pas d’or, mais d’argent, qui se sont massés au XVIe siècle dans le Potosi après y avoir découvert un énorme minerai. Leurs chansons sont depuis restées le véhicule de leur âme et de leurs valeurs, et ils gardent toujours de quoi les interpréter lorsqu’ils quittent leur région pour aller travailler dans des endroits plus urbains, plus occidentalisés, généralement peuplés de métis qui les considèrent trop souvent comme des bouseux.

Ce qui vous intriguera peut-être en découvrant ces morceaux, c’est l’étrange tonalité des mélodies, une étrangeté qui elle-même se décline sous différentes nuances au fil des plages. Ce n’est pas qu’une impression, puisque Florindo Alvis nous explique que les chansons du Potosi ont la particularité de suivre des accordages distincts selon les moments de l’année où elles sont jouées. On n’accorde pas le charango de la même manière si l’on est avant le jour de carnaval, ou entre carnaval et Pâques, ou entre Pâques et le jour de la Croix, ou ensuite au début de l’hiver austral lorsqu’il faut descendre dans la vallée. Les rythmes et les mélodies changent eux aussi et c’est l’une des spécificités de la pratique autochtone, là où en ville les gens ne respectent en aucun cas le calendrier puisque l’on y « joue n’importe quelle mélodie, n’importe quand ».

Mais ce que j’ai trouvé le plus frappant dans ce disque, ce sont les voix, et notamment deux voix féminines que l’on entend sur de nombreuses pistes, celles de Macaria Olguin et de Barbara Reynaga de Alvis. Florindo Alvis (qui lui-même joue et chante sur quelques titres) n’en dit rien de spécial et il est donc difficile de savoir quelle est la part de naturel et la part d’interprétation dans ce chant, qui semble parfois chercher à se briser, qui monte et descend comme si elle reproduisait un son animal (celui d’une espèce d’oiseau magique qui muterait de temps à autre avec un batracien très gracieux), qui frôle quelque chose qui ressemble à un sanglot mais parfois aussi à de l’hilarité, c’est fascinant.

Pour finir de nous conquérir, il y a toutes ces histoires, ces poèmes anonymes et collectifs que chantent ces voix, dont la traduction n’est je l’espère pas trop libre, et qui offrent en tout cas des choses qui me touchent beaucoup, dans un registre lyrique et pourtant ramassé, pour ne pas dire dépouillé. Ocun, canchis blanca, tawa reja, qayni ! est par exemple une ode à la terre fertile, qui veut dire : « Personne n’a le droit de te voler à moi, toi que j’ai trouvée dans tant de vent et de froid ». Plus loin, on croise ce quatrain sans pitié :

Takimiiy, takimuy contestamusqayki
Q ‘ara pansciykipi escribimusqayki
Ay imanasajtaj, imanallasajtaj
Sonqetuyta suwan, suwarqullasajtaj

Qui signifie : « Chante, chante, je te répondrai/Sur ton ventre nu je t’écrirai./Maintenant que vais-je faire, mais que vais-je
faire ?/ Il m’a volé mon cœur, je le lui volerai aussi. »

Dans le même registre de trahison amoureuse, il y également ce passage pour le moins abrupt, quoique pittoresque : Ayquile mayito, sambituy chinguriwan tinkun/Pobre jovencito, sambiluv chichullawan tinkun ; cela veut dire : « La rivière d’AiquiIe coule à la rencontre des toucans / Pauvre gars tu cherches ta belle et quand tu la trouves, elle est déjà enceinte ».

Encore un peu loin, on vit un moment d’insouciance libre et cruelle : Amapota t’ika, sambituy sobre tani taiii / Naupa munasqaywan, sambituy takirikuj kani que l’on peut traduire par « Comme le coquelicot se pose sur les fleurs des champs, je chante volontiers avec mon ancien amant ». Plus tard encore, on entend ce passage dépité, dépourvu de toute illusion :

Jina waqachun kay nawis, vidita
porque pay juchayuj kcirqa
munasqanta chejnirpayan, vidita,
chejnisqanta munaykukun

Qui veut dire : « Laisse pleurer ces yeux / Car ce sont eux les coupables / Ils ne savent pas ce qu’ils veulent / Ils aiment, ils détestent et ils aiment à nouveau. »

On finira par deux lignes qui suggèrent l’apparition future d’un fantôme triste. Ay risaj ripusaj, sambitay risqaypi wanusaj / yuyarikiisuspa, negritay kutirikampusaj : « Eh bien je m’en vais, je marcherai loin et en chemin je mourrai/Mais le souvenir de toi me fera revenir. »

Si cette musique vous intéresse, Florindo Alvis a publié une autre série d’enregistrements quelques années plus tard, en 2000, cette fois-ci chez Ocora, mais toujours avec à peu près les mêmes musiciens, dont Barbara Reynaga de Alvis. C’est une très bonne collection là aussi, à la différence près qu’elle comporte plusieurs passages acapella qui mettent encore plus en valeur la voix de la chanteuse, relativement âgée si l’on en juge par la pochette.

J’avais déjà parlé ici des Aymara, le deuxième grand ensemble d’Indiens de Bolivie, en évoquant un disque d’Elysia Crampton et il se trouve que l’artiste américaine vient d’éditer un nouvel album en réponse à une commande de 2018 du Centre d’art contemporain de Genève (ville où est d’ailleurs installé le label AIMP-MEG), là encore animé par la mémoire de ses ancêtres. La prochaine fois, nous essaierons donc peut-être d’évoquer la musique de la troisième population indienne bolivienne, les Guarani.

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