Quelques questions que je me pose en tant que bourgeois blanc fan de musiques noires

V/A : BLACK RIOT Early Jungle, Rave and Hardcore
Soul Jazz Records, 2020
MOODYMANN Taken Away
Mahogani, 2020
V/A : STONE CRUSH Memphis Modern Soul (1977-1987)
Light In The Attic, 2020
V/A : FOR THE LOVE OF YOU
Athens of the North, 2020
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Musique Journal -   Quelques questions que je me pose en tant que bourgeois blanc fan de musiques noires
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Je vous prie de bien vouloir m’excuser de ne pas avoir posté depuis plus d’une semaine : il y a eu quelques journées chargées, mais surtout le meurtre de George Floyd et la vague de manifs qui a suivi m’ont fait me dire que ce serait déplacé de continuer à parler de disques comme si de rien n’était. J’ai donc essayé de trouver une façon de poursuivre le projet de Musique Journal (vous recommander des disques) tout en soulevant des questions sur le rapport que le critique et auditeur blanc et bourgeois que je suis entretient aux musiques faites par des Noir.e.s, issu.e.s en majorité des classes populaires. Sachant par ailleurs qu’aucun de mes amis proches n’est noir, et que l’immense majorité des Noir.e.s auxquels j’ai l’occasion de parler sont des artistes que j’interviewe.

Les cultures africaines et afro-descendantes jouant un rôle fondateur et prépondérant dans ce qui constitue l’objet de ma passion et de mon métier, il m’est indispensable de me demander aujourd’hui quelle position j’occupe exactement, et comment cette position peut évoluer de façon efficace, vertueuse, concertée, en dépassant les simples considérations de goût, aussi sincères soient-elles. Parce que je crois que “tout ça” – tout ce dont nous parlons, ici et ailleurs –, ce n’est pas “juste de la musique”. Ou du moins pas toujours, et surtout pas en ce moment.

Voici donc une série d’interrogations (et de contre-interrogations) qui vont peut-être vous sembler confuses, naïves, redondantes, « whiteguiltisantes », voire stupides. Mais je n’ai pas trouvé de façon plus simple d’ouvrir la conversation, comme on dit. Ce sont des questions que je pose à la fois à moi-même, aux autres fans blancs de rap, de house, de reggae ou de soul, et bien sûr aux artistes noirs et aux auditeurs noirs.


1. Est-ce problématique, quand on est blanc, d’écouter de la musique noire pour sa pure satisfaction esthétique, en évacuant la situation réelle de ses auteurs, les enjeux politiques que leur travail contient, même s’ils ne sont pas explicites ? Ou est-ce qu’on peut avancer que toute musique faite par des Noir.e.s (et a fortiori toute musique faite par une minorité) est déjà en soi une expression politique, une représentation de leur réalité, et qu’en l’écoutant on la “reçoit” déjà ainsi ? Je sais que la réponse se situe entre les deux mais je crois que c’est important de ne pas se limiter à un raisonnement relativiste du type “une fois qu’un disque sort, il n’appartient plus à son auteur, les auditeurs se l’approprient chacun à leur manière », même si ça reste un constat important à retenir.

2. Est-ce problématique qu’un auditeur blanc “connecte”, qu’il relate personnellement avec la musique d’un artiste noir, qu’il se projette sur sa voix ou s’identifie à son énergie ? Est-ce qu’un bourgeois blanc a un comportement “inapproprié” quand il est fasciné par un rappeur noir et prolétaire ? Ou est-ce que ce lien relève des traits communs de l’expérience du spectateur face à une œuvre d’art, quelle qu’elle soit ? 

3. L’auditeur blanc peut-il recevoir de la même manière qu’un auditeur noir un morceau fait par un artiste noir, ou du moins capter l’intention qu’y projette l’auteur ? Les artistes noirs s’adressent-ils en priorité aux auditeurs noirs, même lorsqu’ils savent que leur public est en partie, voire en majorité blanc ? Vous allez me dire que “ça dépend”, et je vous répondrai : précisez, s’il-vous-plaît, car je voudrais vraiment en savoir plus là-dessus.

4. Doit-on privilégier la musique noire politisée et « consciente » si l’époque exige une sensibilisation massive à la cause noire ? Ou cela reviendrait-il à discriminer et mépriser les artistes noirs qui choisissent de ne pas directement traiter les questions politiques ? Peut-on à l’inverse choisir de ne pas écouter de musique noire consciente si la proposition artistique qui porte son message est médiocre ? L’invention sonore ou langagière, l’ambition formelle ou subjective, la qualité d’exécution pure d’une œuvre musicale fabriquée par des Noir.e.s peuvent-elles déjà être perçues comme des propos “conscients” ou, du moins, construits politiquement ?

5. Faut-il désormais toujours documenter du mieux possible, dans notre travail journalistique, le contexte réel dans lequel ont été produites les musiques noires que nous aimons et que nous disons défendre ? Tant du côté de la stricte biographie des auteurs que de celui des conditions d’enregistrement, des relations des artistes avec les différents acteurs de l’industrie, de leur rémunération, de la conduite de leur carrière ? Je sais que certains le font déjà, de diverses façons (ça va des excellentes notes de pochette de Par les damné.e.s de la terre aux vidéos toujours rafraîchissantes du jeune Gab Morrison), mais est-ce que ça ne devrait pas devenir une sorte de règle tacite ? Ou est-ce qu’on ne risquerait pas au contraire de réduire le travail des artistes à leur situation matérielle, de les essentialiser en tant que créateurs, de les enclaver dans une zone “sociocentrée” alors que l’art doit permettre, entre autres, de s’inventer une autre identité ou une autre réalité ?   

6. Est-ce que le goût d’une grosse partie du public rap pour les rap dit thug/ratepi/charo, et perçu comme dépolitisé, nuit à la lutte en faveur les droits des minorités visibles ? De la part du public qui ne vit pas dans les mêmes conditions que les rappeurs en question, ce goût relève-t-il du voyeurisme pur, du safari culturel ? Ou est-ce que les artistes en question “performent” toujours des rôles en comptant sur la lucidité du public ?

7. Question en partie hors sujet mais qui me paraît quand même importante à poser : que veut dire mon rejet (et plus largement le rejet par une partie des Blancs fans de rap) d’un certain « rap de Blancs », surtout celui, en France, de Lomepal, Nekfeu, Orelsan, Roméo Elvis, Columbine ? Que je me déteste un peu, et que je déteste les mecs avec à peu près le même profil que moi qui parlent de leur vie et de leurs questionnements ultra-clichés comme si c’était trop deep, avec un style globalement chiant voire pénible ? Mais est-ce que ça ne cache pas autre chose de plus louche en termes d’anti-identification ? Ou c’est juste que je préfère la bonne musique ? Et qu’il y a plein de rappeurs pas blancs qui peuvent faire des morceaux tout aussi mauvais ?

Il y a par ailleurs un sujet que je voudrais aborder, et qui concerne d’assez près trois des disques dont je parle aujourd’hui (les trois anthologies, en l’occurrence). Il existe, on le sait, pas mal d’images figées et d’idées préconçues autour des musiques noires et des artistes noir.e.s, entretenues par des discours produits par des Blancs, qu’ils soient des critiques installés ou juste des auditeurs faisant circuler des opinions. Bien sûr il y a le fantasme du “rythme dans la peau”, ainsi que celui de la voix des Noir.e.s qui serait par essence plus belle, voire touchée par la grâce, et je ne parlerai pas de ces fameuses Blanches “qui chantent comme des Noires” dont on a énormément soupé, de Janis Joplin à Amy Winehouse en passant par cette pauvre Joss Stone. Mais il y a une autre idée non moins problématique – quoique plus “niche” – qui me vient en tête parce que je l’ai moi-même relayée, à ma petite échelle : c’est l’idée qu’un morceau produit par un Africain.e ou un Afro-descendant.e sera toujours meilleur quand il est fabriqué à l’arrache, « avec trois fois rien », et qu’en gros, un artiste noir n’est jamais meilleur qu’avec un vieux saxo trouvé au fond d’une cave, un boîte à rythmes pétée (car probablement tombée du camion), ou un crack merdique de Fruity Loops. C’est Tim Becherand, aka Gary Gritness, qui avait souligné ce préjugé alors qu’il traduisait un texte pour le numéro 10 d’Audimat (celui de Neil Kulkarni sur l’année 1976 dans le reggae) : une phrase disait en effet, avec pas mal de maladresse, que le deuxième album des Mighty Diamonds sonnait moins bien que le premier parce qu’il avait été enregistré dans des studios américains par des ingénieurs super pro, là où le charme de leurs débuts résidait dans les conditions supposément plus informelles et moins “carrées” propres aux studios de Kingston. Bon, déjà, Tim nous avait fait remarquer qu’en termes de professionnalisme, les Jamaïcains n’ont vraiment de leçon à recevoir à personne, puisqu’on parle d’un pays avec une industrie discographique méga-productive depuis plus d’une demi-siècle, adepte de cadences de travail stakhanovistes, tout ça avec un ratio quantité/qualité record. Mais au delà de ce passage malheureux de la part de Kulkarni, son sous-entendu témoignait d’un présupposé plus largement diffusé chez pas mal d’experts blancs du reggae, mais aussi d’à peu près toutes les musiques noires : c’est que le haut de gamme et le son mainstream iraient mal à ces artistes du tiers monde ou du quart monde qui, finalement, feraient bien mieux de rester pauvres afin de continuer à s’exprimer dans ce langage « typique » que nous aimons tant, nous les esthètes blancs.

Pour revenir au rap, j’avais ainsi été le premier, à l’époque, à m’insurger contre le son impeccable de Wu-Tang Forever (1997). Je m’étais dit quelque chose du genre « putain qu’est-ce qui lui prend à RZA, là, mais qu’il retourne dans sa cave, bordel, avec son quatre pistes tout crade et ses micros minables ! C’est quoi ce délire de se payer du vrai matos, il a craqué ou quoi ? » J’ai fait à peu près pareil à la même époque avec le rap français dit « commercial » (je pense par exemple à Première Classe que j’ai récemment réécouté après avoir lu une très bonne histoire orale du projet par Raphaël Da Cruz) en disqualifiant d’office toute instru au son propre et toute voix bien mixée et ainsi compréhensible du plus grand nombre. En house, en techno, en jungle, j’ai longtemps eu exactement les mêmes positions : pour moi le son devait rester brut, comme ancré dans sa précarité, et s’il s’enrichissait et gagnait en qualité c’est qu’il perdait son âme. Comme si j’étais en position de délivrer des certificats d’authenticité à ces producteurs ayant l’inélégance de chercher à vivre de leur art, ou ne serait-ce qu’à le développer dans de meilleures conditions et selon d’autres coordonnées. 

Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de déconsidérer en bloc toute fabrication « artisanale » et de nier que dans certains cas – qu’il s’agisse d’ailleurs de Noirs ou de Blancs – de trop gros budgets peuvent desservir le talent d’un artiste ou d’un groupe. Et il faut bien constater que la puissance et l’aura de pas mal de titres de hardcore ou de jungle, par exemple, doit beaucoup aux moyens limités dont disposaient leurs auteurs. J’en veux pour preuve la récente anthologie Soul Jazz, intitulée Black Riot, qui porte sur cette période (les premières années de la décennie 90) et qui malgré son titre réunit à la fois des Noirs et des Blancs, à l’image de ce que semble être encore aujourd’hui le « hardcore continuum ». Le son a beau être matériellement lo-fi, il se déploie pourtant avec une arrogance et une fantaisie qui fait de ces morceaux des pièces qui n’ont rien de bricolé, de « bidouillé », rien de moins réussi ou abouti que ce qu’elles auraient dû être idéalement. Je recommande en particulier « Ganja Man » de Krome & Time, qui outre l’hommage qu’il rend à tous les fumeurs de sensi, dégage cette frénésie discontinue caractéristique de la meilleure jungle, ainsi que le dernier morceau, « House Sensation » de Nu Jacks, qui se démarque du reste puisqu’il est plus bleep que jungle, mais qui doit sans doute sa présence ici à son chanteur jamaïcain Ivory Ranks et surtout à sa basse qui n’impose rien d’autre qu’une absolue soumission et que j’ai aussitôt classée dans mon top 10 des basses des années 90.

Stone Crush, très belle anthologie de funk et de boogie de Memphis éditée en avril par Light In the Attic, a elle aussi un son cassant et fragile comparé à ce qui pouvait se faire à l’époque dans les gros studios de New York ou de L.A. Il y a aussi comme une indécision stylistique et on sent que ces singles oubliés (recueillis pendant près de dix ans par Dan Mathis et Chad Weekley) n’ont pas forcément dû, à l’époque, convaincre les programmateurs radios en terme de « format », ni même les DJ, qui devaient vouloir du plus gros son. Mais comme je le disais, ce n’est pas cette fragilité et cette incertitude qui « font tout le charme » de ces titres, et c’est même intéressant de voir à quel point certains tracks tirent le maximum de possibilités des moyens dont ils disposent et parviennent à avoir l’air chers, ou du moins opulents, en dépit de leurs faibles ressources. Il y a même parfois des vrais élans tubesques, qui me rappelle l’anthologie BBE dont j’avais parlé ici même il y a environ un an, consacrée au rock funky et à la pop imprégnée de soul. Ce sont avant tout de très belles chansons d’amour et/ou de fête, avec de temps en teps des guitares électriques et des synthés, et dont se dégage une plénitude étrange, gorgée de blues et creusée par le passage du temps. C’est aussi l’occasion de rappeler aux auditeurs qui se croient connaisseurs (comme moi) que la musique noire de cette époque se fabriquait donc dans d’autres villes que les mégapoles, y compris dans une ville comme Memphis, que je croyais à tort bloquée dans son glorieux passé rhythm’n’blues et rock’n’roll jusqu’à l’arrivée de la Three 6 Mafia.

On revient maintenant en Angleterre, mais toujours via la Jamaïque et les États-Unis. La compilation For the Love of You réunit des reprises de soul 80s et de boogie, versions lovers rock. C’est donc du reggae smooth et souvent synthétique, qui puise exclusivement dans le répertoire nord-américain, et interprété par des Anglais ou des Anglo-Jamaïcains. On traverse donc trois grandes régions de la musique afro-descendante, et ce qui est superbe c’est que ces gros classiques, même pour un quasi profane – il y a « Mellow Mellow Right On », « What You Won’t Do For Love », ou même « Juicy Fruit » – réussissent sous la patte des producteurs anglais à sonner tous frais, précieux, immaculés. Je pourrais en parler longtemps, tant cette sélection m’a enchanté, stimulé, ému, même parfois rendu intelligent en me faisant comprendre comment les choses étaient réarrangées, mais je citerai juste la reprise de « Outstanding » du Gap Band, avec sa snare aiguisée par un rémouleur sympa mais très control freak quand il s’agit de tuer à coup sûr, mais en douceur, sans faire souffrir l’animal, comme dans la technique ikejime d’abattage du poisson.

J’ai déjà écrit au sujet du dernier Moodymann dans ma chronique mensuelle pour Trax, mais je voudrais en dire quelques mots ici, en rapport avec notre sujet : c’est qu’après quelques années de pure house rugged & raw, sale, brute, tout ce qu’on veut, Moodymann m’avait déçu au tournant 90/00 en sortant des morceaux plus zicos, avec de vrais instruments et des structures plus du tout house. Il m’a fallu pas mal d’années pour comprendre que Kenny Dixon Jr., s’il ne réfutait pas la house dans son ensemble, se voyait plutôt comme un artiste de musique afro-américaine au sens large. Et que ses références à l’histoire de la Great Black Music n’étaient pas des poses de militant de la « vraie » musique, mais d’authentiques prises de position politique, même lorsqu’il samplait des morceaux d’apparence festive et insouciante. C’était pour lui une manière de remettre un peu d’histoire noire et de réel urbain dans la scène futuriste de Detroit et dans la scène dance en général, quitte à ne pas être entendu et à ne pas jouer le jeu du marché. Je le saisis particulièrement bien sur cet album qui n’est ni lo-fi, ni luxueux, et qui essaie surtout de faire résonner ensemble les échos des modèles et des souvenirs qui comptent pour lui dans sa pratique, à la fois en tant qu’artiste mais aussi en tant qu’auditeur noir de musique noire. Il y parle beaucoup d’amour, mais je trouve qu’il ne le fait pas de manière intimiste ou subjective : ça ressemble à un discours sur l’amour qui se prête très vite aux métaphores sociales et politiques, ou qui du moins suggère une chose, c’est que l’amour entre deux Noir.e.s n’est pas toujours vécu exactement comme l’amour entre deux Blanc.he.s – il n’est ni plus fort, ni plus beau, mais il est différent, incomparable, parce que l’histoire personnelle d’un Noir ou d’une Noire reste de près ou de loin liée à l’histoire du peuple dont il ou elle fait partie, et que dans cette histoire, on peut présumer que le politique et l’affectif sont toujours liés. Musicalement, je trouve que Dixon arrive à un point d’équilibre très inédit, très particulier, où il se contente d’assez peu de retouches, édite peu ses samples et ses idées, et joue surtout à les faire aller et venir au milieu de l’espace, sans trop mettre en scène ses feelings. Je crois qu’on peut dire que c’est un pur disque de DJ, de club, que c’est un album qui fait danser, mais qui est avant tout une atmosphère, une vibe, la restitution d’une histoire par flashes et croquis, par snippets fétichisés sans être muséifiés, le tout avec beaucoup d’amour et de sincérité. C’est aussi une série de morceaux très touchants, très attachants, mais qui par leur forme branlante (au sens du mot loose en anglais) se refusent à être domptés par l’écoute répétée et banalisante – et en cela leur action est déjà un peu politique.

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