Il faut aider Jon Hassell (et écouter ce disque méconnu de lui)

JON HASSELL & BLUESCREEN Dressing For Pleasure
Warner, 1994
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Jon Hassell est un musicien important, personne n’en doute. Après avoir été l’élève de Stockhausen dans les années 60, il a collaboré avec les grands novateurs de l’époque : La Monte Young, Terry Riley, Brian Eno, ou encore Ry Cooder. Hassell a largement contribué à faire exploser certains clivages parfaitement inopérants pour comprendre ce qui se jouait musicalement au temps de ses premiers disques : l’opposition entre le savant et le populaire, et dans une perspective plus politique, celle entre le nord et le sud. Sa grande trouvaille théorique, c’est la Fourth World music. Littéralement il s’agit d’une fusion entre les musiques de ce qu’on appelait encore le tiers-monde (Third World), et celles du « premier monde » (First World), c’est à dire les pays les plus développés économiquement. Pour les non-matheux anglophobes, avec « First World + Third World » on obtient donc la musique « Fourth World ». Dans sa perspective les musiques du tiers-monde reflétaient des sociétés traditionnelles, préservées du lissage culturel propre à la mondialisation. Parallèlement, les musiques des pays dits « développés » entretenaient des liens toujours plus étroits avec les nouvelles technologies électroniques. Hassell fut celui qui opéra, ou au moins théorisa, cette rencontre entre deux univers qui semblaient antagonistes. D’où la dimension à la fois ancestrale et visionnaire de sa musique, qui atteint finalement une forme raffinée de rétro-futurisme.

Ces dernières années de nombreux musiciens ont su redécouvrir l’œuvre de Jon Hassell, pour s’en inspirer, prouvant par là son influence déterminante. Depuis la fin des années 60 jusqu’à son dernier album Listening To Pictures, sorti en en 2018, il n’a eu de cesse de se réinventer. J’aimerais vous parler ici d’un de ses albums les plus méconnus : Dressing for pleasure, sorti en collaboration avec le groupe Bluescreen en 1994. Bien que négligé dans sa discographie, c’est l’un de ses enregistrements qui m’étonne le plus. Peut-être justement parce qu’il s’agit de l’exact contre-pied de son disque le plus célèbre, Fourth World vol. 1- Possible Musics, qu’on peut très paresseusement définir comme une forme d’ambient. Dressing for Pleasure propose l’inverse des longues plages sonores éthérées qui ont pu caractériser sa musique. C’est possiblement le moins « Fourth World » des disques de Hassell. Évidemment, l’influence des musiques africaines et asiatiques sur l’univers du trompettiste demeure, car elle est fondamentalement indissociable de son travail. En revanche, je n’y retrouve pas l’aura mystique qui plane sur ses autres albums. Ainsi Jon Hassell apparaît peut-être plus nu, fragile, voire foireux (même si ce n’est pas mon opinion). Personnellement j’y entends surtout un musicien insatiablement curieux, et terriblement joueur (ce qui est le comble). J’entends un gamin virtuose de 50 ans dans un studio des années 90, qui tâche de mettre en question tout ce qu’il a contribué à inventer dans la précédente décennie. Un créateur décidé à rebattre musicalement les cartes à l’aide des nouveaux moyens technologiques s’offrant à lui. Un type qui entre deux voyages au fin fond de l’Afrique et de l’Asie reste attentif à ce qui se passe en même temps à New-York. Puis quand j’entends « Kolo X », j’ai l’impression de prendre Hassell en flag créatif, comme s’il mettait le doigt sur quelque chose qui serait approfondi plus tard par des labels comme Nyege Nyege Tapes (avec de nombreux bpm en plus). Sur un morceau comme « Buzzword » je crois presque entendre un équivalent modernisé du Live-Evil de Miles Davis (réécoutez son titre « Sivad »). J’éprouve en tout cas la même sensation de chaos parfaitement orchestré. Une tornade jouée par des musiciens surdopés, mais parfaitement maitres de leur interprétation ; un truc enregistré très tard le soir dans un studio tellement rempli de fumée qu’on n’y voit plus rien si ce n’est un sol recouvert d’une moquette rouge elle-même tapissée de cendre. L’enregistrement ne s’est pas probablement pas passé comme ça, mais peu importe. Puis après tout peut-être qu’il s’est passé comme ça. Je n’ai pas cherché à en savoir plus.

Si je pense à Miles Davis c’est aussi probablement car les pochettes de Bitches Brew et Live-Evil ont été réalisées par le peintre Mati Klarwein, qui réalisera par la suite de nombreuses pochettes pour Hassell. Le musicien nouera même une intense complicité artistique avec le peintre. Je dois dire que j’aime aussi ce disque pour ce qu’on pourrait entendre comme des maladresses. Je pense à certains tics de production hip-hop qu’on n’a pas l’habitude d’entendre chez Hassell, et qui peuvent apparaître plus ou moins bien digérés selon les titres (voir « G-Spot » ou « The Gods, They Must Be Crazy »). En réalité, rien de mauvais à mes oreilles. Cependant, on entend clairement qu’il s’agit d’un disque des années 90, alors qu’une des grandes qualités de la musique de Hassell est d’être souvent hors du temps, prise en étau entre des trouvailles futuristes et une obsession manifeste pour la pulsation des musiques « primitives ». Dressing for pleasure aurait pu être un banal disque lounge tendance « future jazz », sacrifiant la singularité de Hassell sur l’autel de l’easy listening. Or précisément cela n’arrive pas. C’est un disque tendu, inventif, un ovni dans sa discographie, et je refuse d’y entendre un moment d’égarement. Je n’y trouve que la confirmation du génie visionnaire de Hassell. Aujourd’hui encore son œuvre demeure inachevée, et Hassell a toujours des projets en tête à l’âge de 83 ans, si l’on en croit ses récentes interviews.

Mais la vraie actualité sur Hassell, c’est qu’il est malade et qu’une campagne de crowdfunding a été lancée par ses proches pour réunir 200 000$. Il en a besoin pour payer des frais médicaux urgents. Il vit aux États-Unis. Si vous voulez participer c’est ici et ce sera toujours plus utile que de rédiger une nécro ! Merci pour lui.

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