La vie intime d’une chanteuse artificielle

ex. happy ender girl ex. pop music
2020
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Musique Journal -   La vie intime d’une chanteuse artificielle
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Si Erik Satie avait rencontré les espaces vidéoludiques et ceux de l’Internet, aurait-il interrogé la capacité de la musique à redéfinir les espaces imaginaires ? C’est en tout cas l’un des pouvoirs du disque ex. pop music de ex. happyender girl : faire comprendre que du sonore peuvent émerger des espaces imaginaires, concrètement imaginaires. Je m’explique.

ex. happyender girl (qui s’appelait jadis happyender girl) est un groupe de musique formé du compositeur Cicada_sss et de la chanteuse Hatsune Miku. Pour celleux qui ne connaissent pas encore Hatsune Miku, c’est une artiste qui chante dans toutes les langues du monde, en voix claire, sur tous les types de musique. Il faut préciser que Hatsune Miku est ce qu’on appelle un vocaloïd : ce n’est pas une personne humaine mais une voix robotisée dont l’on joue depuis le logiciel Vocaloïd, via un piano déroulant sur lequel on peut attribuer des notes et des syllabes que l’interprète artificielle va chanter. Il y a bon nombre de vocaloïds dans la scène musicale japonaise, mais Hatsune Miku reste la plus populaire, celle-ci s’étant désormais produite sur plusieurs centaines de milliers de morceaux. Son univers est profond, complexe, avec des dynamiques très différentes selon le ou la Vocaloïd Producer travaillant avec elle. Je voulais comprendre qui elle était et me suis donc plongée dans les tags Bandcamp qui lui étaient attribués : c’est comme ça que j’ai fini par écouter ex. pop music.

Ce qui m’a percuté en premier, c’est l’artwork : une représentation d’une Hatsune Miku mutique (et muted), elle qui d’ordinaire se présente comme une entité presque toujours enjouée, chantante, expressive. Le second choc a été sonore : les titres sont construits de manière complexe, avec des signatures rythmiques chaotiques, l’esthétique se veut pop tout en se nourrissant beaucoup de jazz-rock et de prog. Mais ce qui va rester, surtout, ce sont les instruments utilisés : des soundfonts, c’est-à-dire des instruments virtuels extraits des puces des consoles et jeux vidéos 16 bits. Si on tend l’oreille, on peut ainsi reconnaître un saxophone issu du jeu de courses F-Zero, des percussions et des cuivres du jeu de rôle Chrono Trigger, ou des guitares acoustiques et des claviers de Mother 2.

C’est un album dense, long, très agité, qui fait autant de place à cette instrumentation qu’à la présence vocale de Hatsune. Celle-ci a l’habitude d’être la vedette des espaces sonores dans lesquels elle est mise en scène, mais ici ce n’est pas le cas, il s’agit au contraire d’un travail de groupe. Cicada_sss, le compositeur des morceaux, le souligne dans une interview qu’il m’a accordée : ex. pop music est une création collective, l’effort conjugué de collaborateurices fabriquant de la musique ensemble – contrairement à d’autres Vocaloïd Producers qui voient en Hatsune Miku une sorte de partenaire de vie.

L’album, en tant que pièce sonore, prend toute une foule de directions différentes. On y retrouve des morceaux plutôt pop avec des modulations constantes de la tonalité (la première piste) ou des changements impromptus de signatures rythmiques (la 5 ou 12) ; des morceaux jazzy avec de longues phases instrumentales en solo solistes (la 2), des balades déprimantes aux refrains soudain plus vifs, mais qui donnent néanmoins l’impression de se casser la gueule dans l’escalier (la 4) ; des morceaux rock voire metal (6, 7 et la 13 qui va vite vite vite) et même des moments de cacophonie bruitiste (11 puis 14, qui donne un peu mal au cerveau) ; des titres pop tout à fait classiques aussi, efficaces comme le magnifique neuvième titre, 絶縁, dont le refrain est un magnifique ver d’oreille.

Vingt chansons, toutes au dessous des trois minutes. Si l’on n’est pas habitué à l’écoute de soundfonts, l’album peut fatiguer l’oreille, mais la richesse des compositions, de ce que celles-ci proposent, et l’emploi des instruments virtuels rendent néanmoins son écoute grisante. 

En même temps, une ambiance de morosité se dégage de la totalité de l’album, malgré l’agitation déployée. Une morosité déjà annoncée par l’artwork et ce sceau gris barrant verticalement le visage de Hatsune Mika. Dans l’interview, Cicada_sss m’explique que ce sceau fait référence aux yokai jiangshi, qui sont dans les traditions chinoise et japonaise des cadavres que l’on peut animer et auxquels on peut faire faire les choses que l’on souhaite – très à propos avec cette Hatsune toujours à la merci des utilisateurs. On trouve aussi inscrits sur la pochette les guillemets japonais “「」”, des guillemets vides, qui ne disent rien : la vocaloïd est comme soumise à l’absence de sens, et  quoi qu’il arrive devra chanter avec ou sans lui.

Cicada_sss m’a expliqué qu’il avait d’abord envisagé la composition de cet album comme une démo, les soundfonts utilisés ayant pour but, au départ, d’être ensuite remplacés par d’autres sons. Pourtant ce sont bien ces soundfonts qui m’intriguent le plus dans cet album et qui, pour moi, permettent une chose que peu d’albums composés avec Hatsune ont pu accomplir. Car Hatsune est une entité qui émerge du logiciel et en porte encore de nombreux stigmates. Si les voix text-to-speech provoquent en général un sentiment de malaise proche de la uncanny valley, l’aspect de celle de Hatsune Miku est bien plus proche de la réalité. Mais ses attaques, ses decays et sa texture nous font pourtant bien comprendre qu’elle n’est pas organique, qu’elle sort d’un ordinateur, et c’est là aussi ce qui fait son intérêt et son charme.

Il en va de même des soundfonts et instruments virtuels émulés depuis des vieilles machines et cartouches de jeux vidéos, caractérisés par leurs coupures nettes, leurs attaques peu définies, leurs répétitions mécaniques et sans nuances. En somme, ce que nous donne à entendre cet album, c’est un condensé de sonorités logicielles employées telles quelles. Il nous donne néanmoins la possibilité d’imaginer ce que donne la musique au cœur même d’un monde logiciel façonné par et dans Hatsune Miku, ainsi que tout ce qui l’entoure. 

ex. pop music apparaît donc comme un artefact imaginaire et numérique où Hatsune Miku joue et vit avec les soundfonts, et nous plongeons avec elle au cœur de cette émulation totale. Les sons, la voix, les agencements / arrangements : tout porte la marque du logiciel. Il n’en serait pas de même si ces instruments virtuels se voulaient autre chose que des simulacres. La voix de Hatsune Miku aurait dans ce cas créé une dissonance qui aurait suggéré l’idée d’une visite depuis un monde autre. Mais ici, la lofidélisation ouvre un nouvel espace de l’imaginaire, entre autre habité par Hatsune Miku et ses instruments, que l’on n’aperçoit que par la porte de ses compositions.

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