Pour le deuxième volet de notre série consacrée aux vertus curatives de la musique, je voulais parler des effets bienfaisants des guitares électriques saturées lorsqu’on les conjugue à des rythmes répétitifs. Il y a pas mal d’artistes qui ont su parvenir à cette combinaison bruit/rythme, que j’ai envie d’appeler « bruithme » : d’abord dans certaines régions du psychédélisme et du hard rock des années 60 et 70 (chez Can, le Velvet, Hawkwind, je ne vous apprends rien), puis plus marginalement chez des Californiens postpunk comme Chrome ou Flipper, puis surtout, dans un mouvement de revival finalement plus important que son modèle, chez toute la scène britannique et irlandaise noisy/shoegaze/néopsyché, de Spacemen 3 à My Bloody Valentine.
J’ai choisi les Faith Healers, ou plutôt Th’Faith Healers, d’abord parce leur nom se prête bien au thème de la série en cours : un faith healer, c’est une guérisseuse ou un guérisseur, un rebouteux, quelqu’un qui d’une manière ou d’une autre (apposition des mains, eau miraculeuse comme à Lourdes, ou juste des prières) va rendre la santé à un malade. Je ne suis pas certain que le groupe londonien ait forcément pris ce nom parce qu’il pensait pouvoir prodiguer de tels soins en jouant sa musique, mais il se trouve que leur rock hypnotique et bruyant, mené par une voix féminine, m’a toujours semblé doué de facultés apaisantes, sinon carrément purificatrices – et en particulier sur leur dernier album, Imaginary Friend.
C’est aussi une bonne raison de parler du label de Th’Faith Healers, au nom lui aussi en accord avec la notion de santé et de thérapie, puisqu’il s’appelle Too Pure. Cette structure indé montée en 1989 a bénéficié du succès massif de Dry de PJ Harvey en 1992 et pu développer une politique de sorties hyper audacieuse, et je dirais que jusqu’à 1995-96 leur catalogue est phénoménal, avec un roster (je déteste ce mot mais je ne lui trouve pas de synonyme) qui ressemble à une dream team des artistes indie les plus inventifs et doués de l’époque : outre Harvey et Th’Faith Healers, il y avait Stereolab, Pram, Seefeel, Moonshake (et son spin-off Laika), les Voodoo Queens, et même les Allemands de Mouse on Mars ! Polly et Stereolab quitteront le label assez vite mais pendant quelques années, je pense que Too Pure était vraiment, en dehors de la scène électronique, l’endroit le plus dingue de Grande Bretagne. Pour énormément d’artistes et d’auditeurs, il tenu lieu d’avant-garde à ce qu’on allait appeler le post-rock, mais surtout popularisé une nouvelle manière d’écouter le rock, en insufflant une curiosité généralisée pour tout ce qui n’était pas du rock basique à guitares, que ce soit le kraut, la jungle, le dub, la techno, l’afrobeat ou l’ambient, ancien ou contemporain. Et Th’Faith Healers en étaient justement la première signature.
À ses débuts autour de 1990, le « bruithme » du groupe (dont les membres s’appelaient Roxanne Stephen, Tom Cullinan, Ben Hopkin et Joe Dilworth) affiche un pH acide : sans être exactement abrasif ou lo-fi, le son de leur disques semble reproduire leurs performances live, sans vernis, sans fini. Ils sont voisins de ce que pouvait alors faire Daisy Chainsaw, dont Christian parlait l’an dernier et qui évoluait dans la même petite scène de Camden. C’est un milieu avec un esprit hippie-punk très éloigné des formations baggy/indie-dance alors dominantes. Leur vision du psychédélisme diffère presque du tout au tout : on devine un esprit « enfant sauvage » et une tendance à l’expression primale probablement moins cool et moins faciles à vendre que, par exemple, le package de Screamadelica avec tout ce qu’il pouvait avoir de sexy et d’élégant, même s’il appelait à la paix des âmes et à l’amour holistique sous MDMA. Ce n’est pas du tout une critique de Primal Scream, c’est juste pour distinguer les deux approches et souligner que Th’Faith Healers semblaient procéder dans leur musique à un rituel de purge – une purge non pas morale, mais émotionnelle et énergétique. Sur L’ et Lido, leurs précédents longs formats (le premier étant une compilation de leurs premiers maxis), on sent déjà, malgré les reliefs papiers de verre, que le vacarme et le motorik beat de fortune nous invitent à prendre part à ce qui peut ressembler à une cérémonie païenne, dont la saturation et le groove combinés vont nous faire du bien, nous apaiser. « Spin ½ », le dernier track de Lido, semble un peu annoncer ce que donnera la suite.
Car sur Imaginary Friend, la production et les mélodies s’affinent et, au cœur du bruit, ce qui jusqu’ici grinçait ou grésillait se met à carrément bouillonner comme de la lave, mais de la lave dont on se doucherait, dont on s’enduirait, au pouvoir régénérant quoique incandescent. Il y a beaucoup plus de matière, plus de corps, pour parler comme un caviste en reconversion vers la musicothérapie. Et l’on sent à chaque nouveau morceau une progression du soin, qui creuse toujours mieux l’âme et attendrit les sens. Les riffs ont toujours été un des gros atouts du groupe mais là, en gagnant en chair ce qu’ils perdent légèrement en agressivité, ils prennent une dimension enveloppante. Les guitares produisent sur les tympans le même genre d’effet que ces gants en crin qui servent à exfolier ou gommer l’épiderme, ça paraît désagréable au départ mais très vite on comprend que ça vaut le coup de souffrir deux secondes pour en éprouver ensuite les incontestables bienfaits. La section rythmique, elle, s’emploie à préparer le terrain à ce labourage, et si la basse et de la batterie sonnent un peu comme celles d’autres artistes américains ou anglais qu’on aimait bien durant ces années-là, elles génèrent ensemble une tension plus rare, un mixte d’urgence et d’arrogance.
Ce qui me frappe en réécoutant ce disque aujourd’hui, c’est qu’il garde un côté jam et spontané même si sa production a été soignée. On y perçoit une dimension quasi folklorique, une vocation à être une musique de tradition orale, hors de toute logique discographique, qui circulerait de récepteurs-émetteurs en récepteurs-émetteurs. Simon Reynolds parlait dans son premier livre Blissed Out : The Raptures of Rock de tous ces groupes, des Throwing Muses à Loop en passant par le shoegaze, qui faisaient un rock gorgé de bruit et mené par des rythmiques très présentes mais jamais viriles, et voyait dans leur élan une catharsis, une régression au sens psychanalytique vers nos êtres pré-sexués ou pré-genrés. Et même s’il n’y parle pas des Faith Healers puisque l’ouvrage est sorti avant que le groupe ne se fasse connaître, je trouve que la démarche du quatuor londonien colle très bien à son propos : c’est de la musique totale, qui pourrait durer des heures, qui n’accepte que provisoirement la contrainte du format, qui sans être rockiste ou particulièrement encline à la gravité n’est en tout cas pas du tout pop, ou alors pop dans un sens strictement « accessible », dans laquelle on entre sans avoir besoin de médiation spéciale, populaire en somme.
Je parle de cette question du format car évidemment les fans d’Imaginary Friend savent qu’il se conclut par une plage de trente minutes totalement bouleversante qui s’appelle « Everything, All At Once, Forever », dans laquelle la voix de la chanteuse répète les mots du titre comme un mantra et se voit rejointe par celle de ses trois camarades qui jusqu’ici n’avaient pas pris le micro. Bien sûr que ça peut paraître naïf aujourd’hui de faire un morceau aussi long, qui tourne en boucle, avec cette formule un peu cliché, mais franchement, en fait peu importe, parce que ça fonctionne toujours tellement bien ! Ça pourrait être un truc à écouter en méditant, en se calant sur les vagues de guitares ou sur le rythme sobre, implacable. C’est une expérience tactile (haptique ?) qui agit comme une étrange caresse, un massage ondulatoire effectué par d’aériennes divinités, évoquant un sentiment de rugosité qui peu à peu s’épanche en quelque chose de chaud, rassurant, tendre. Et surtout c’est une conclusion qui donne envie de remettre le disque au début et de repartir sur « Sparkingly Chime », avec son intro modestement électronique et son terrible riff qu’on accueille avec une joie redoublée, et un désir immédiat de faire corps avec lui, de se précipiter dans le volcan du fond duquel il résonne. Quel disque, bordel.
Les membres des Faith Healers avaient chacun d’autres passions en parallèle de la musique et après cet album parfait, ou plutôt parfaitement satisfaisant, ils ont décidé de dissoudre le groupe.Tom Cullinan, le guitariste et principal songwriter est allé fonder un autre groupe-culte de cette époque : Quickspace. Et Dillworth jouera aux côtés de Tim Gane de Stereolab dans Cavern of Antimatter, projet monté en 2012 – entre-temps, bien sûr, Th’Faith Healers se sont reformés le temps de quelques concerts, notamment à deux ATP. En tout cas, allez vite prendre soin de vous et de vos proches en jouant ce disque à fond, et profitez-en aussi pour vous mettre les autres albums des Faith Healers et tant qu’à faire, si vous ne les connaissez pas encore, enchaînez avec les premiers Pram, Mouse On Mars, Seefeel ou Stereolab – je vous promets que vous vous sentirez bien.
Cet article fait partie du programme « musique et soin » initié par le festival Les Siestes Électroniques, développé dans le cadre de la plateforme Shape et rendu possible par l’aide de l’Union Européenne (programme Creative Europe).