Comme je le disais déjà il y a quelques mois, le rap français m’ennuie de plus en plus. Il m’ennuie en tant que musique mais en revanche je me retrouve souvent à adorer certains de ses acteurs, à mater en boucle des interviews de rappeurs hyper drôles, hyper charismatiques, dont je connais à peine les sons mais que je regarde parler avec un sourire complice, comme si c’était des vieux amis. Je reviendrai bientôt sur ce charme extramusical qu’exerce sur moi le genre dominant du marché discographique hexagonal, mais pour l’instant, je voudrais vous proposer un texte à la gloire d’un des seuls artistes que j’aime vraiment ces derniers temps dans ce secteur, qui a sorti le seul projet de 2020 que j’écoute en entier sans me forcer : c’est Zuukou Mayzie et Primera Temporada, une mixtape qu’il a sortie il y maintenant trois mois (qu’il a d’ailleurs ensuite redéfinie comme un album). Zuukou est un membre du 667, le fameux crew de Freeze Corleone, et je l’ai découvert à la fin 2019 alors qu’il avait déjà sorti plusieurs projets. Depuis je ne me lasse pas de ses morceaux et de son esthétique très singulière.
J’ai tout de suite adhéré au style du mec dans sa globalité : le grain de sa voix, la forme de ses lunettes, ses fringues (doorag, bomber, treillis), son flow presque parlé mais doté d’un groove évident, les références qu’il sème dans ses textes même si je ne les comprends pas toutes. C’est typiquement le gars qui a décidé de ne pas trop s’inspirer des autres parce qu’il assez confiance en sa propre inspi pour construire un univers qui n’appartient qu’à lui. Ce qui me frappe le plus dans sa musique, c’est donc sa voix, la texture presque vulnérable qu’elle a, un peu cassée, un peu chuchotée aussi, parfois écorchée : c’est son timbre naturel, comme on le constate dans l’interview qu’il a donnée à Clique, c’est le son normal qui sort de sa bouche quand il s’exprime et on a toujours plus ou moins l’impression qu’il est en train de nous dire un secret ou qu’il ne veut pas réveiller sa meuf ou sa mère qui dort à côté de lui. Je pense que c’est le genre de voix qui se perd complètement dans le bruit ambiant et personnellement je n’essaierais même pas d’avoir une discussion avec lui dans la rue, genre sur le pont près de Gare du Nord où on le voit dans le clip de « Paki Stock », je n’entendrais rien et je le ferais répéter quatre fois, ce serait pénible comme interaction. Mais à l’abri d’un studio, devant un micro, la les cordes vocales de Zuukou résonnent mieux, et le résultat est phénoménal. Il peut accentuer son côté intimiste, ou au contraire le prendre à contrepied et rendre son timbre arrogant, amer ou juste BG (il se surnomme d’ailleurs « Zuukou le Bg 667 »). En termes de placements et de métrique, il arrive à faire un truc que très peu de gens réussissent, surtout en France, c’est de sonner à la fois limite flemmard et ultra précis. C’est de la fausse paresse, aiguisée par un goût presque obsessionnel du flow parfait, et du coup à chaque morceau on l’entend exécuter des runs complètement dingues, qu’on se remet quinze fois de suite. Le mec alterne double time et half time, se permets des flottements offbeat ultra bien gérés, sait exactement quand répéter une phase particulièrement folle ou lui ajouter trois syllabes pour la faire sonner encore, ménager des micropauses pile là où il faut, mais tout ça toujours tranquille, jamais dans la démonstration virtuose relou à la Alpha Wann (on a compris que tu étais un « prodige de la rime », c’est bon, merci). J’adore tous les titres mais je crois que vous pouvez commencer par « Cybertruck », où le Z déploie vraiment tout ce qu’il sait faire, les répétitions, les pauses, les références chelous, c’est un chef-d’œuvre tout simple mais addictif.
Donc voilà, ce jeune homme adepte de Docs à plateformes et porteur d’un piercing au septum (point commun avec un autre rappeur français hors norme, Captain Roshi, qui parle d’ailleurs des étonnantes vertus de cet ornement dans cette vidéo) possède un talent sans comparaison, proche du génie, ou en tout cas de l’inspiration « supérieure ». Ce n’est pas étonnant qu’il cite si souvent Harry Potter, puisque « Zuuk Mayze » fait vraiment de la magie devant le micro : parfois ses phases sont si puissantes qu’on dirait qu’il jette des sorts à la concurrence. Il n’y a qu’un seul passage faible par rapport au reste : c’est sur le refrain de « Tarantino » quand il dit « Je baise des latinas / Tu baises des latinos » : je ne comprends pas, quel est le problème à baiser des latinos ? C’est une activité que doivent sans doute apprécier des artistes aussi talentueux que Tyler, Frank Ocean, Kevin Abstract ou Lil Nas X, ainsi que bien d’autres hommes qui ont décidé de vivre leurs désirs librement. Mais c’est peut-être une référence à la phase de Nas dans « Ether » en 2001 quand il disait à Jay-Z : « I rock hoes / You rock fellas ». Bref, à part ce moment un peu raté, Zuukou place très haut et très bien et on sent à chaque phrase qu’il prononce qu’il est vraiment habité par le langage ou plutôt par le son du langage, le son des mots qu’il balance, par leur matière. Je ne suis pas loin de faire la comparaison avec les deux génies français du rap « phonocentré », à savoir Hifi et surtout Ill, qui comme Mayzie ondule comme un lover autour du verbe, enlace les syllabes, c’est un spectacle qui me fascine et c’est toujours un grand moment d’entendre un rappeur en état de grâce comme ça.
Je n’en parle que maintenant mais si Primera Temporada me plaît autant c’est aussi parce que les prods sont presque toutes des grosses frappes, comme on dit. Risky Business, connu pour son boulot avec Lala &ce, est dans l’affaire, et il y a aussi un certain OffTheWall qui signe des sons totalement fous, parfois dans une vibe Neptunes super convaincante – je ne sais pas s’il est copain avec Varnish La Piscine mais si c’est pas le cas, ce dernier peut sans doute commencer à flipper. La DA de la tape est super bien pensée, il y a des choses romantico-futuristes dans un style Toronto (« Vincent », « Youssouf et Mamadou » avec Doums, « Drive », « Cerf-Volant »), des trucs plus Virginia Beach avec une petite touche house filtrée (« Pretty Boy » avec la chanteuse Lou au refrain, ou « Veste Patta ») et puis des beats un peu moins BG, plus rap, trap, drill, je sais plus trop mais en tout cas tous infernalement bons : « Docteur Lulu » avec Osiris Jack et un clip inspiré d’un épisode de Strip Tease, « Tarantino », « Cybertruck », « Paki Stock », « Qui-Gon Jinn » avec Freeze, où Zuuk démarre par un couplet qui met tellement la pression que pour une fois le feat de Freeze ne donne pas l’impression de plier la concu en deux phases.
Voilà, je n’ai rien à dire de plus pour le moment sur ce projet exceptionnel. Je m’emballe peut-être mais là tout de suite je me dis que des talents comme Zuukou Mayzie sont vraiment rares, on n’en voit pas débarquer tous les six mois sur le marché (enfin, je dis ça mais je ne demande qu’à être contredit), et je crois qu’il faudra attendre cinq ou dix ans avant d’en voir apparaître un autre de cette trempe. Ou qui sait, peut-être que Zuuk va avoir des disciples et que bientôt on verra au sommet des playlists des petits gars qu’il a inspirés – mais je ne sais pas si j’ai vraiment envie de le voir se faire imiter par des artistes moins forts que lui, je préfère donc attendre son prochain projet, inchallah dans pas trop longtemps si possible. Et s’il peut refaire un feat avec Lala, je suis 100% pour.