Je n’ai pas tant de choses à dire sur Brian Eno, alors que c’est l’un des musiciens qui m’a le plus accompagné dans ma vie. À l’inverse de la plupart de mes artistes dits « de chevet », je l’ai davantage écouté dans ma vie d’adulte que dans ma vie d’adolescent, probablement parce que ses travaux ont une discrétion qu’on apprécie plus avec le temps qui passe. Je n’ai pas lu tellement de choses à son sujet, en revanche j’ai lu son journal publié dans les années 90 (un texte assez lifestyle, qui m’avait charmé tout en m’agaçant, ce qui peut revenir au même) et son texte fondateur sur le studio comme instrument (que j’avais trouvé génial, même si ce n’est pas très original à dire). En tant que mélomane non-musicien, j’adhère logiquement à son approche de la musique plaçant l’écoute au centre de l’expérience créative. Et tant qu’esthète éclectique, je l’admire et le remercie de s’être improvisé dès ses débuts curateur et/ou directeur artistique de tant de choses qui ont mis tant de beauté dans ma vie : Cluster/Harmonia, Tony Allen, la trilogie berlinoise de Bowie, Laraaji ou la no-wave. Quand je regarde ses travaux sortis dans les seventies et eighties, en solo comme avec d’autres gens, je m’aperçois que je connais presque tout par cœur – pas toujours exactement par cœur, parce que ce serait sportif de retenir par cœur Apollo ou Music for Airports – et que c’est très rare que j’explore aussi profondément la discographie d’un seul artiste. Je me dis presque que c’est louche d’aimer autant ce type, ses albums et ses goûts, et que c’est finalement tant mieux pour moi qu’il se soit mis à faire un peu n’importe quoi depuis le début des années 90.
Mais donc, comme je le disais, je ne saurais pourtant pas bien décrire la musique de Brian Eno et surtout je n’en ai ni le désir ni le besoin. Je pourrais juste évoquer le talent qu’il montre à passer d’une émotion évidente, poignante, parfois limite facile, à des sentiments beaucoup moins simples, qui naviguent entre le malaise et le quasi quelconque, et ce, dès Roxy Music et ses premiers disques solo. Je ne l’ai pas sous la main, mais dans Le roi pâle de David Foster Wallace, il y a un passage au sujet de Here Come The Warm Jets qui, je crois, retranscrit bien ce feeling – sans doute un peu mieux que moi, haha. Surtout, ça paraît souvent très fluide pour lui d’enchaîner ces différents rendus. Alors qu’en même temps, et je ne dis pas ça péjorativement, certaines de ses compositions me semblent conçues avec une naïveté frôlant la stupidité, ou disons que je vois quelque chose de rudimentaire ou d’élémentaire dans leur développement. Je crois que son image d’esthète anglais amoureux des nuances est légèrement surfaite et qu’il aime avant tout fabriquer des choses en nombre et trouver des idées pour fabriquer toujours plus de choses en nombre, mais je peux me tromper.
Je n’ai découvert More Music for Films qu’il y a deux ou trois ans et il m’a aussitôt enchanté. J’aimais beaucoup Music for Films mais depuis que j’écoute sa suite (qui techniquement est une compilation, éditée en 2005), il me paraît moins relevé, sinon fade. Ce qui m’a ambiancé (no pun intended) en me documentant sur ce disque, c’est que j’ai appris qu’il démarrait par 14 morceaux présents sur la version limitée de Music for Films (et déjà réédités sur la Eno Box en 1993), une version de 500 exemplaires de 27 titres envoyée à des gens du cinéma en 1976, soit deux ans avant sa sortie officielle en 1978, laquelle exclura douze de ces quatorze courtes plages, renommera les deux restantes, et en ajoutera cinq autres. Les autres titres de More Music For Films sont importés de sa première suite officielle, Music For Films 2, publiée elle en 1983. Bref, toutes ces complications pour vous dire que le présent disque est donc une anthologie, mais paradoxalement dominée par des quasi-inédits, par une sorte de premier jet qui à mon sens est beaucoup plus fort que le second, notamment parce qu’il contient deux tracks pas du tout ambient, on dirait plutôt du Tortoise ou du Conjoint avec vingt ans d’avance (« Untitled » et « Chemin de fer ») et qu’il est généralement plus varié et plus riche que sa mouture « commerciale ». Il y a bien toujours cette inconsistance cheloue voire « oblique », mystérieusement dénuée de mystère, qui fait tout l’attrait de Brian Eno. Mais dans l’ensemble, je dirais que c’est aussi l’un des trucs les plus chargés en matière, pour ne pas dire les plus charnels produits par l’ancien glam-rockeur. Il y a même une espèce de plan italien (napolitain ?) sur « Fuseli ». Certes, ça n’a pas l’ombre décadente de Before and After Science, ni la sérénité mouillée de désespoir des albums avec Cluster et Harmonia. Mais More Music for Films est pourtant devenu un de mes Eno préférés, et je vous encourage donc très discrètement à l’écouter, ou à le réécouter.
PS : Je n’ai appris que hier que « Eno » n’était pas un pseudo, mais son vrai nom de famille, probablement une déformation du patronyme Hainault, d’origine belge et huguenote – ce qui est curieux puisque le futur inventeur de l’ambient a été élevé dans le catholicisme. Il faut aussi savoir que sa mère s’appelait Maria Alphonsine Buslot et qu’elle était elle-même belge francophone, si bien que la petite sœur de Brian se prénommait Arlette – Arlette Eno, où que vous soyez, nous vous respectons.