Il s’agit d’un volet rarement évoqué de l’œuvre d’un patriarche de la musique concrète : un personnage dont on ne s’attend guère à voir le vénérable nom associé aux pérégrinations de ce guilleret Petit Train promenant son sifflet, sa vapeur et ses boucles de jazz cahotantes dans le décor champêtre d’un chatoyant 45 tours pour enfants (en écoute sur notre podcast). Les biographies de Pierre Henry ne s’attardent guère sur les circonstances ayant conduit le compositeur à mettre sa palette de sons inouïs au service d’un disque comme Koumra : conte africain didactique « spécialement écrit pour expliquer aux Jeunes les problèmes de la faim », et visant à accompagner les enfants dans leur pratique débutante du théâtre d’ombres.
Ode électronico-cybernétique à L’Homme du XXIème siècle, biographie envoûtante de Saint Exupéry… Au catalogue des labels Unidisc ou Clartés, ces réalisations à part dans la discographie d’un musicien déjà hors-normes viennent s’intercaler entre un enregistrement de chorale Scout et une anthologie de chants d’oiseaux. Objets a priori anecdotiques, ils appartiennent à la petite histoire permettant de reconsidérer la grande sous un angle quelque peu différent.
Nous sommes en 1958 : en rupture avec le mentor Pierre Schaeffer, Pierre Henry vient tout juste de quitter la Radiodiffusion-télévision française pour fonder – non sans audace – le studio privé APSOME. Désireux de pouvoir travailler en toute indépendance à l’élaboration de sa propre musique, le compositeur s’investit en parallèle sur un certain nombre de travaux de commande: ballets du chorégraphe Maurice Béjart bien sûr, mais aussi bandes originales pour le cinéma (voir Maléfices – récemment redécouvert par les anglais de Finders Keepers), ainsi que diverses musiques d’application à l’usage de films industriels ou publicitaires.
A la même époque, Unidisc et Clartés font partie d’une nouvelle génération de labels indépendants revendiquant, dans le sillage du Petit Ménestrel, une adresse spécifique à l’attention des enfants. Respectivement pilotées par un compositeur de musique liturgique éclairé – Jacques Berthier – et par un auteur / éducateur issu des milieux du scoutisme – Georges Dobbelaere – ces structures aiment en réalité s’aventurer sur des chemins moins balisés que l’image des braves éclaireurs en uniforme ne le laisserait supposer.
Particulièrement prisées par les maisons de disque, les fictions sonores sont un terrain d’expérimentation privilégié pour les instruments d’un nouveau genre: Ondioline et Ondes Martenot sont fréquemment mises à profit pour façonner les paysages sonores de récits évocateurs. Tout comme les labels plus installés Philips, BAM ou Arion, Unidisc et Clartés peuvent ainsi recourir aux services des Structures Sonores Lasry-Baschet pour accompagner l’édification religieuse des petits enfants (La Neige, du même Pierre Jolly), ou aux sonorités spectrales et lancinantes du « Trio d’ondes de Paris » pour illustrer quelque biographie de Charles de Foucauld.
Face à cette appétence des labels pour la nouveauté, la musique concrète ne demeure évidemment pas en reste : dès 1955, alors qu’il travaille aux côté de Henry et Schaeffer au sein du GRMC, le compositeur Philippe Arthuys publie sur le label BAM une version du Crabe qui jouait avec la mer, récit de Rudyard Kipling se démarquant instantanément par sa modernité des précédentes adaptations phonographiques de l’écrivain. Revenant sur les intentions sous-tendant ce geste éditorial innovant, les notes de pochette de la seconde édition précisent que « le propos des auteurs a été tout simplement de rendre l’audition de cette nouvelle matière sonore plus aisée pour les auditeurs en illustrant une histoire dont l’intérêt guide l’écoute. »
Enregistré à quelques années d’intervalle, le Koumra de Pierre Henry nous frappe quant à lui par la force d’un geste ambigu visant à recréer en laboratoire une véritable Afrique de synthèse, bricolée dans l’intimité d’un studio parisien à grands renforts de boîtes d’allumettes et de martèlements de ressorts, misant à plein sur l’évocation sans se soucier le moins du monde d’une quelconque fidélité ethnomusicologique.
Son histoire nous détaille le parcours d’un modeste joueur de tambour qui, rencontrant le succès grâce à ses talents d’innovateur, et sa capacité à proposer une musique alors inouïe, va jusqu’à commettre un véritable attentat artistique. Prenant son public à revers pour faire entendre sa cause, celui-ci lui interprète ainsi une complainte ténébreuse en lieu et place de l’air divertissant que tout le monde attendait de lui. Et son auditoire de s’interroger :
« Comment pouvait-on danser sur des paroles aussi tristes, sur une musique aussi lugubre ? »
A la croisée de l’artistique et du politique, cette fable narrant les aventures d’un musicien transgressif n’aurait-elle pas un air de mise en abyme, vaguement cocasse pour qui conserve le souvenir du cocktail de fascination et de polémiques suscitées en son temps par l’apparition d’une forme de musique nouvelle et potentiellement clivante ?
Considérée dans son ensemble, cette poignée de fictions sonores nous rappelle également combien l’émergence en France de la musique concrète s’inscrivait dans une tradition éminemment radiophonique héritée du Studio d’essai, à une époque où la RTF était encore le principal pourvoyeur de ce genre de dramatiques. Décrivant volontiers sa pratique comme une forme de « théâtre de sons », Pierre Henry conserva par ailleurs au fil des ans un attrait spécifique pour le texte et les mots qui, des onomatopées au récitatif, revêtirent une importance particulière, structurante et récurrente dans son œuvre.
Contrastant avec la célébration d’un compositeur sempiternellement portraituré en archétype de l’artiste moderne, cette connexion avec les milieux catholiques nous renvoie enfin à la constante non seulement rituelle, mais explicitement religieuse traversant l’œuvre de ce disciple d’Olivier Messiaen. Constante qui, des Évangiles à l’Apocalypse, du Dieu des poèmes de Victor Hugo aux Paradis perdus d’Urban sax atteste qu’une messe reste envers et contre tout mystique. Qu’elle soit de Liverpool ou du Temps Présent.
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MINIATURES – Une exposition de Radio Minus et L’Articho, explorant le Fonds patrimonial Heure Joyeuse
Dans le cadre de Formula Bula
Du 2 au 31 octobre 2020 / Médiathèque Françoise Sagan / Paris 10ème
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