Il y un an, en octobre 2019, le Chili s’est retrouvé au centre de l’actualité internationale. Une hausse du prix du ticket de métro a été le détonateur d’un mouvement social massif dénonçant le pourrissement des institutions politiques du pays. Cette mobilisation historique a conduit à la remise en cause de la constitution d’Augusto Pinochet, instaurée en 1980 et restée en vigueur après le départ du dictateur en 1990. Hier, pour la première fois, les Chiliens étaient invités à voter pour décider si oui ou non ils souhaitent se débarrasser de cette constitution, et bénéficier ainsi d’une véritable transition démocratique. Et c’est le OUI qui a gagné !
Beaucoup de citoyens ont souligné le rôle joué par la musique dans la révolte. On a ainsi pu voir les Chiliens reprendre ensemble les célèbres chansons d’artistes tels que Quilapayún ou Víctor Jara (torturé puis assassiné par la dictature). Mais on finirait presque par oublier que la scène musicale chilienne contemporaine est elle aussi extrêmement vivante. Je vous parlerai ici de mon artiste favorite de cette nouvelle génération de musiciens : Dadalú.
La recette de sa musique est pour tout dire idéale : une esthétique hybride et aboutie où sont habilement mélangées des mélodies pop entêtantes et des rythmiques tantôt trap, tantôt rock, avec un goût prononcé pour la culture lo-fi et l’expérimentation. On pense à Mac DeMarco pour le côté bricolage pop (écoutez « Disco Disco ») voire même The Garden pour certaines incursions trap-synthétique (« Normal Anormal »). Sauf que Dadalú n’a rien d’une pâle copie et n’a en réalité pas grand-chose à leur envier si ce n’est leur plus large audience. Assurément plus facile de se lancer dans l’indé pour des types nord-américains que pour une nana sud-américaine ! Car ça fait maintenant plus de dix ans qu’elle est en activité, à en croire sa chaîne YouTube. Si elle ne prêche pas non plus dans le désert, reste qu’elle a été trop timidement remarquée et même carrément ignorée dans l’Hexagone à l’exception de cet article de Retard Magazine.
Avec Dadalú la critique du système prend un tour frais, simple et direct, sans être plombant ou moralisateur. Mais le plus remarquable, c’est surtout cette exigence esthétique pop jamais démentie dans ses morceaux, qui fait malheureusement souvent défaut à de nombreux artistes tenant des discours politiquement engagés. On obtient finalement un résultat en clair-obscur, alliage de pop ludique et de considérations politiques moins réjouissantes.
Exemple : le titre « Todo es plata ». L’auditeur est tiraillé entre un clip post-internet plein d’autodérision et des paroles tranchantes qui font mouche : « J’aurais voulu qu’enfant on m’apprenne que tout n’est qu’argent. J’emmerde ceux qui te disent de suivre tes rêves, alors que les dettes ont toujours été nos seuls et uniques maîtres. » [Me gustaría que me hubieran enseñado desde chica que todos es plata. A la mierda los que dicen que sigas tus sueños, si las deudas siempre han sido nuestros únicos dueños]. À noter qu’au Chili de très nombreux étudiants sortent de l’université avec d’énormes dettes car l’éducation supérieure est là-bas absolument hors de prix. De ce fait, un grand nombre de jeunes Chiliens n’ont tout simplement pas accès à l’université et sont condamnés à des boulots précaires, indignement payés.
On retrouve ce même décalage signifiant-signifié avec un titre comme « Valora » : une basse post-punk entraînante, un vidéo-clip sans prise de tête qui ressemble à un zap de spion, pendant que Dadalú nous assène ses tristes vérités. « Qu’est-ce qui est vraiment valorisé aujourd’hui dans notre société ? Les ingénieurs, les avocats, les médecins, et le reste… est comme de trop. » [Que es lo que actualmente valora más esta sociedad ? Ingeniero, abogado, médico, y el resto… Esta como demás.]
Ainsi, on a le plaisir d’écouter une artiste les deux pieds dans l’époque, au niveau du fond comme au niveau de la forme. Elle nous rappelle aussi que « musique engagée » ne rime pas forcément avec « musique relou », comme les Enfoirés essayent de nous le faire croire depuis des années maintenant (soutien aux Restos du cœur malgré tout).
Cela étant, on peut tout à fait apprécier sa musique sans comprendre un seul mot d’espagnol et en occultant la dimension politique de ses morceaux. C’est avant tout une superbe musicienne qui propose des choses déroutantes et expérimente des formats pop sortant des sentiers battus. La preuve avec les titres publiés sur son compte YouTube en plein confinement, référencés par chapitres, de « Capítulo uno » à « Capítulo siete ». Ces « morceaux » n’obéissent franchement à aucun schéma pop connu à ce jour et je m’aventurerai à les envisager comme une sorte d’équivalent musical de l’autofiction.
La formule : une base instrumentale répétitive remplie par des témoignages oraux sur des sujets aussi variés que les plantes, notre rapport à l’argent, la peur… Elle y raconte même carrément sa propre contamination à la covid avec une sincérité déroutante et mélancolique. On obtient un résultat bizarre, premier degré mais intrigant, qui plus est illustré par des dessins lo-fi. Un principe similaire est d’ailleurs décliné par la musicienne sur son Facebook et son Instagram, sous forme de vignette musicale d’une minute.
En bref, une musique qui sent tout sauf la rétromania et à l’image de la jeunesse chilienne d’aujourd’hui. Une génération adepte de culture Internet, de mèmes, de musique indé, de trap et surtout animée par un sentiment de ras-le-bol à l’égard d’une société profondément inégalitaire rongée par une constitution surannée. Dadalú a d’ailleurs fait un morceau pour clamer son soutien au changement de constitution : « Yo Apruebo ». J’approuve également !