En 1978, année où il commence à présenter Chorus avec Jacky sur Antenne 2, Antoine de Caunes publie aux éditions Rock & Folk / Albin Michel un livre sur Magma, lisible ici en pdf. C’est son premier ouvrage, il a alors 25 ans et va bientôt devenir une petite star de la télé grâce à cette émission de musique live, puis grâce aux Enfants du Rock qui lui succéderont, avant d’exploser à la fin des années 1980 avec le lancement de Nulle Part Ailleurs sur Canal +.
Du De Caunes rigolo dont se souvient la jeunesse française de la fin du 20e siècle, on ne trouve pas trace dans cette monographie sur le groupe de Christian Vander. Le texte est très bon, mais dénué de tout humour : on sent l’auteur habité par son sujet, pas du tout prêt à en rire ni même à en sourire, tout fasciné qu’il est par le parcours du batteur et fondateur de Magma, qu’il a pu côtoyer en préparant le livre. Que De Caunes écrive de manière aussi premier degré sur un groupe (ou sur quoi que ce soit d’autre), c’est déjà une petite surprise, car même son Dictionnaire amoureux du rock, publié en 2010, pourtant relativement sérieux dans son approche, laisse à presque chaque page échapper soit des traits d’ironie, soit carrément des blagues potaches. Mais qu’en outre, ce groupe abordé avec tant de gravité soit Magma, plutôt que les Stones ou Dire Straits, c’est encore plus étonnant de la part du rockiste bluesophile et pro-Springsteen qu’on sait être l’ancien partenaire de José Garcia. Et que le futur parangon du second degré nineties, de l’esprit Canal avec tout ce qu’il a pu avoir de conformiste dans son impératif de légèreté et d’inconséquence, ait pu signer une prose aussi libre, téméraire, sinon radicale dans sa façon de s’affranchir de ce qu’on peut penser d’elle, franchement c’est un mystère dont je n’ai pas la clé, surtout que l’intéressé n’a pas répondu à (ou n’a pas reçu) nos sollicitations.
Avant de revenir sur le mystère du early De Caunes et sur le sens à donner à cette œuvre de jeunesse dans la carrière de son auteur, je voudrais d’abord parler de Magma. Magma, pour celles et ceux qui ne s’y sont jamais intéressé.e.s jusqu’ici, est une formation montée en 1970 par un batteur surdoué âgé de 22 ans, Christian Vander, fils du pianiste jazz Maurice Vander. Enfant, Christian vit une révélation physique en entendant Le Sacre du printemps de Stravinski. Puis à l’adolescence, il est matrixé par Coltrane, qui meurt peu de temps après, en 1967. Il réussit à rencontrer son dernier batteur, l’incroyable polyrythmicien Elvin Jones, qui restera pour lui une influence majeure. Par la suite, Christian ne s’intéressera en revanche que très peu aux héritiers du saxophoniste, et de la même façon qu’il va délaisser le jazz, il se met aussi à mépriser à peu près tout le rock, mais s’intéresse tout de même aux pulsations binaires qu’il entend dans le rythm’n’blues de la Tamla-Motown, au point de se les approprier dès les premiers disques de Magma, et donc de privilégier le binaire au ternaire du jazz, un sacré statement pour un batteur coltrano-elvinien. (Je paraphrase ici entièrement le premier chapitre du livre de De Caunes).
La musique que va fabriquer Magma sonne toutefois, à qui la découvrirait aujourd’hui, comme un combiné très explicite de jazz et de rock, franchement prog dans la facture même si le groupe et ses fans (dont De Caunes) rejettent en général cette appellation. Le tout est agrémenté de sorties inspirées de Stravinski, de Carl Orff et de Bela Bartok, ce qui donne un résultat pour le moins chargé en effets. Les instrumentistes changent régulièrement autour de Vander, se succèdent même par dizaines, parfois reviennent, mais chaque nouveau disque maintient le même gros gros niveau de densité. Si on veut bien croire que cette musique ait à l’époque plu à un certain public en quête de totalité, ou d’absolu, ou d’un papa symbolique, aujourd’hui il est difficile de l’imaginer parler aux jeunes générations. Sans doute le culte de Magma n’aurait-il pu exister à un autre moment qu’au cours de l’après-68, et encore a-t-il dû pour cela s’accompagner de tout un storytelling, sur lequel De Caunes revient en détail, tel un moine contemplatif mystique. Le groupe a en effet développé sa propre mytho-cosmologie (fondée sur des bases principalement égyptiennes) ainsi que son propre langage, le kobaïen – dans lequel sont écrites les paroles de la plupart des chansons –, et son propre genre musical, le zeuhl. Dans le passage qui suit, que j’ai choisi parmi plusieurs autres dans le même registre, celui qui est alors journaliste chez Rock & Folk narre la naissance de l’idée même de Magma dans l’esprit de Vander.
« Christian se réveille d’un long sommeil et ouvre les yeux pour la première fois, comme si, arbre perdu dans un bois, une force lui insufflait soudain un flot de sève. Souverain magnifique, Coltrane distribue les rêves, émanation lumineuse d’un ailleurs qui devient rapidement la Vie même, malgré tous les obstacles que le peu de réalité pourrait encore tenter d’opposer. L’Arguezdra devient lumière, pure émanation d’énergie, dont le monde va avoir la révélation. Dans le silence profond (qui peut être le bruit extrême), la musique s’élabore, sourdement, grondant sous la terre des superficies, se regroupant, se reformant en masse, prête à surgir dans un ciel incandescent. Magma sera la bombe qui pulvérisera toutes les conventions d’une musique qui commence à se complaire un peu trop dans le beau, quand ce n’est pas dans le joli. D’un coup de griffe féroce, d’un coup de haine. Enfin une musique qui dérange profondément, met physiquement mal à l’aise et agresse l’esprit. La rage dont participe l’œuvre se fracasse tous les jours sur les remparts de l’indifférence, les ébréchant de plus en plus, sans que sa résistance s’en trouve altérée. »
La rage qui se fracasse sur les remparts de l’indifférence, c’est presque une phrase de la première scène de La Classe américaine mais sinon c’est beau cette fougue, cette verve, cette violence ! Quelle plume il a, ce jeune Antoine, dont on se demande donc bien ce qu’il pourrait dire de Magma aujourd’hui, après quasi cinquante ans de carrière passée loin d’eux. La dernière rencontre connue entre Vander et lui date de 1978, elle a eu lieu lors l’un des premiers numéros de Chorus, visionnable ci-dessous.
De Caunes pose ses questions hors champ, on le devine déférent et sérieux, comme dans son livre, et comme dans cette autre émission où il est cette fois l’invité, tout jeune, tout sage, encore peu conscient de son charme, en pull jacquard, face à un journaliste moustachu, adepte du gilet sans manches sur chemise. Dans Chorus, le groupe joue pendant un bon quart d’heure et De Caunes demande à celui qui bientôt ne sera plus son gourou d’expliquer ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme que « chaque note doit peser vingt tonnes », et si les notes pesaient bien vingt tonnes lors de la performance que nous venons de voir sur nos écrans. L’animateur complète sa question en disant qu’elle est un peu bête, car il se doute que chez Magma, depuis l’origine, chaque note pèse vingt tonnes. À travers cet aveu de faiblesse où il s’expose en tant que journaliste superficiel face à Vander, De Caunes semble faire ses adieux à son idole. On pourrait croire qu’il lui dit, ça y est, maintenant je suis à la télé, je te pose des questions à la con, et Vander le regarde, on ne sait pas ce qu’il pense, s’il voit son admirateur passé à la TV comme un complice ou un traître, ou juste s’il s’en fiche, comme la plupart des gens mégalos qui au fond s’en tapent des autres.
Tout ça pour vous dire que Magma est un projet particulièrement exigeant, congénitalement anti-pop, et d’une certaine façon anti-rock au sens du rock de daron qu’affectionne (qu’affectionnera ?) par ailleurs De Caunes. Ça reste très intriguant que le jeune Antoine, vu la suite de sa carrière, se soit tant épris du groupe, de son esprit sectaire, de sa musique « qu’on adore ou qu’on déteste », et de son storytelling plein de mythologies sur mesure et d’injonctions spirituelles pénibles, pas cool du tout. Est-ce qu’il n’écoutait à l’époque que Magma et leurs disciples zeuhl, ou laissait-il déjà de la place à Bruce ou à Dr Feelgood ? Je me pose la question car dans les faits, Magma incarnait à peu près le genre de truc dont le futur animateur se moquerait dix ans plus tard dans ses chroniques ou ses sketches de NPA. J’ai donc beaucoup de mal à l’imaginer avoir passé tant d’années sous l’emprise de la secte Magma, s’entretenir d’innombrables fois avec Vander, suivre le groupe en tournée, écrire plusieurs articles pour R&F avant de signer ce livre pas si long (200 pages) mais dense et ouvragé, ainsi qu’un documentaire dont je n’ai pas trouvé de trace. Il faut lire les phrases qu’il écrit, belles et évocatrices, et qui m’inciteraient sans doute à aller découvrir le groupe si je ne l’avais pas déjà écouté (et détesté, pour moi c’est du Soft Machine qui aurait forcé à la fois sur les champis et sur la tartiflette, j’ai l’impression d’entendre une parodie, genre le groupe de Mes Meilleurs Copains).
Tout le livre n’est pas écrit avec autant de lyrisme que le passage cité plus haut et on sent au fil des pages que De Caunes essaie d’équilibrer passion et transmission, poésie et didactique. Il y a aussi un chapitre où l’auteur est hyper remonté contre les institutions culturelles françaises et la loi du marché qu’elles suivent aveuglément, et contre la lâcheté de l’immense majorité des artistes qui, selon lui, édulcorent la possibilité d’un art véritable en se soumettant si servilement aux dites institutions. Les passages les plus costauds à suivre sont ceux consacrés au vaste lore magmaïen, à l’histoire de la langue kobaïenne, à la façon dont tout le récit légendaire attaché au groupe est suggéré (plutôt que représenté, précisons-le) par sa musique, par tel morceau, tel album, telles paroles, tel son émis par tel instrument.
C’est ici, il me semble, que se joue l’essentiel de l’imposture Magma, que se façonne le lien d’emprise tissé par Vander entre sa création et ses disciples. Ce que je veux dire, c’est que sans cette langue inventée, sans ce logo porté en pendentif et ces uniformes noirs, sans ces récits fabuleux et ces grands mots, et sans l’aura (voire le glamour, au sens originel du terme, celui d’un halo déformant) qu’ils génèrent conjointement, la musique du groupe n’aurait sans doute pas connu le même destin, et je crois que personne ne l’aurait écoutée avec autant de fanatisme.
Peut-être qu’un jour de la fin des seventies De Caunes a fini par redescendre de Magma, comme on redescend d’un trip, et qu’il a d’un coup cessé de croire à cette histoire. Ou alors peut-être s’est-il apercu, en travaillant à la télé et en rencontrant des musiciens intéressants qui n’en faisaient pas des tonnes, que le rock ordinaire était loin d’être une mauvaise chose. Ou alors, allons savoir, serait-il resté secrètement magmaïen et pratiquerait-il l’entrisme dans les médias et au cinéma depuis 1978 ? Ou pire : Antoine n’a jamais vraiment cru en Magma, mais a passé des années à essayer de se convaincre que si, il y croyait, avant de lâcher l’affaire ?
L’intéressé donnera un tout début de réponse en 2010 dans l’entrée « Magma » de son Dictionnaire amoureux du rock.
« En l’espace de quelques mesures, on comprenait alors que ce qui se passait là, devant nos yeux, n’avait que peu de rapport avec le reste de la scène musicale. Avec les autres, on entrait, ou non, dans la danse. Avec Magma, on entrait, ou non, dans la transe. On aura compris que j’avais à l’époque choisi la seconde option. Et choisi franchement : articles, chroniques, documentaire, livre, j’étais presque devenu un militant, en tout cas un prosélyte, tâchant par tous les moyens à ma disposition de convaincre mes contemporains de céder aux sirènes vandériennes (…)
Je ne les ai jamais perdus de vue. Je me suis toujours secrètement désolé qu’avec une musique aussi puissante ils n’aient pas connu le succès planétaire (et interplanétaire, Kobaïa oblige) qu’ils méritaient, d’entendre la musique de Vander pompée sans scrupule par Mike Oldfield pour L’Exorciste [là il force grave, les deux morceaux écoutables ici ne sont pas si ressemblants que ça, nldr] de voir des groupes infiniment moins bons ou inventifs récolter mille fois plus de lauriers, et, au-delà de tout ça, que l’intégrité artistique de Vander n’ait jamais eu pour autre récompense que la fidélité aveugle et fanatique d’un noyau dur de fans, frappés par le manque total de raison, de calcul et de stratégie de l’entreprise, autant que par l’ambition prométhéenne de la musique et de son créateur. »
Pour rappel, chez les Grecs, Prométhée est un Titan qui, alors qu’il se bat contre Zeus et ses collègues, va voler le feu sacré en pointant un tison sur le char du Soleil, puis offre le feu aux humains auxquels il apprend la métallurgie dans la foulée. Pour le punir, Zeus le capture et l’enchaîne à une montagne où un aigle vient lui dévorer le foie, lequel repousse pendant la nuit, et ainsi de suite. Ce n’est pas du tout le châtiment qu’a reçu Christian Vander, et tant mieux pour lui d’ailleurs, mais ça prouve bien que son ambition soi disant prométhéenne n’a pas effrayé grand-monde sinon ses convertis.
Le Dictionnaire amoureux du rock d’Antoine n’a pas que des qualités, mais ce n’est en tout cas pas un livre de journaliste flemmasse qui écrit un bouquin de 130 pages en deux semaines pour se faire mousser. Je vous invite à vous promener dans ses 700 pages, écrites avec passion, en gardant juste en tête que vous n’y lirez pas l’éloge d’ABC, de Missy Elliott ou de Todd Edwards. En revanche vous y découvrirez ce super album mineur de blues texan, parfait pour les soirs d’automne, quand la nuit commence à tomber. Et vous y lirez un texte aussi simple que sensible sur les Smiths, groupe qui a priori ne me paraissait pas De Caunes-compatible. Antoine sait aussi y être lucide et honnête puisqu’il admet par exemple avoir beaucoup trop tardé à apprendre à aimer la musique de Burt Bacharach ou du Yellow Magic Orchestra (trio qu’il avait pourtant reçu dans Chorus !). C’est peut-être un dictionnaire amoureux du rock qui plaira avant tout aux gens amoureux d’Antoine de Caunes et du rock dont il est amoureux, mais on y lit des anecdotes drôles et instructives et on y comprend mieux le personnage et son goût toujours intact pour la musique, pour sa musique à lui, avant ou après Magma. Et c’est déjà très bien qu’une personnalité aussi visible puisse avoir le désir d’écrire un bouquin aussi peu soucieux du nombre de gens qu’il touchera – et c’est là sans doute le seul point commun avec son premier livre.
Merci donc, cher Antoine de Caunes, pour ça et pour le reste, en espérant qu’un jour vous nous révélerez le secret de votre rupture avec la secte Magma.