Plusieurs carrières et différents Robbie Basho sont cachés depuis un moment derrière une guitare. Le paravent virtuose de cet Américain, né en 1940 et décédé en 1986, a pour lui de gentiment retarder et accentuer d’autant la surprise de multiples inattendus : d’abord une voix, puis un piano brinquebalant, une atmosphère singulière et des chansons composées bien autrement que pour rendre hommage à un seul instrument. Cette année, deux parutions coup sur coup témoignent de la musique de ce personnage mal connu et offrent une immersion inédite dans sa musique. D’abord Songs of the Great Mystery session studio d’alternates takes, indisponible en streaming, mais que vous pouvez acquérir sur le site du label Real Gone Records et dont vous pouvez lire la chronique sur Section 26. Mais il y a surtout un imposant coffret de cinq disques totalement inédits : Songs from the Avatar qui paraît aujourd’hui chez Tompkins Square, et dont une sélection d’extraits est proposée sur les plateformes.
Les occasions de reconsidérer la carrière étrange (aussi bien de son vivant qu’après sa mort) de Robbie Basho ont manqué, au bénéfice d’hommages jusque ici obliques : albums de reprises par des admirateurs, plutôt que best-of, réédition suivie d’une autre, documentaire. Basho se trouvait toujours coincé dans quelques qualificatifs étroits qui ralentissaient sa redécouverte : d’abord l’idée qu’il était « venu après » John Fahey, fondateur de ce qu’on appellera « American primitive guitar », un genre de guitare folk instrumentale revisitée et sophistiquée. Il a en effet fait ses classes avec Fahey, mais il a surtout joué avec lui, et publié ses premiers albums à ses côtés. La comparaison est d’autant plus limitée que Basho, outre ses qualités de guitariste, était aussi pianiste et encore plus chanteur – il a même lorgné, ce nouveau coffret nous l’apprend, vers la composition de pièces plus ambitieuses (pour chœur et instruments, par exemple).
« Mort prématurée et absurde », deuxième étiquette encombrante. Disparu trop tôt pour avoir été redécouvert et reconsidéré correctement à la fin de sa carrière comme d’autres de sa génération (John Fahey, Bert Jansch du côté anglais), Basho est aussi mort en 1986 dans le mains d’un chiropracteur, laissant ouverte cette possibilité malheureuse (pour la musique) de surtout réécrire son histoire autour d’une fin stupide et mystérieuse, qui semble en plus correspondre à l’existence torturée et solitaire du personnage, au caractère mystique de ses propos comme de sa musique.
On parle enfin à son sujet de « penchants new age ». L’étiquette a partiellement à voir avec sa musique – souvent découpée artificiellement en un ensemble de périodes et d’influences (persane, orientale, indienne, autochtones américaines) en dépit d’un son personnel facilement reconnaissable tout du long – mais elle explique parfaitement les raisons de ce silence depuis sa mort et du pourquoi d’une carrière posthume surtout gérée par ses fans : une partie de sa vie à partir des années 1970 est liée à sa présence active dans un microcosme religieux tourné vers l’Inde (Sufism Reoriented et Meher Baba Lovers), qui ont récupéré ensuite ses affaires. C’est seulement dans la foulée du documentaire de Liam Barker de 2015, Voice of the Eagle, que les objets et les enregistrements lui ayant appartenu ont commencé à sortir de trente ans de huis-clos, jusqu’à cet étonnant best-of en cinq disques qui ne dit pas vraiment son nom.
Il restait bien quelques bandes alternatives par ailleurs – Songs of the Great Mystery en témoigne – mais rien de comparable à ce coffret, construit entièrement au fil de titres jamais sortis. Basho est un cas rarissime, où l’ensemble, ou presque, des bandes studio non publiées d’un artiste, couvrant toute sa carrière (1965-1986), s’est trouvée conservée au même endroit (et n’a pas été perdue). La traque méthodique de ces bandes, leur abandon dans un recoin d’une baraque en Caroline du Sud pendant des décennies, le secret entretenu tout du long par les Meher Baba Lovers : tout cela pourrait probablement faire l’objet d’un documentaire tout entier. Si ce n’est que ce storytelling devient rapidement secondaire une fois qu’on a amorcé cette redécouverte de Basho et plongé dans l’univers que ce coffret éclaire, autant qu’il confirme des zones d’ombre : aucune information sur ces bandes autre qu’une date, peu sur les lieux, les circonstances. Artiste solo, solitaire, difficile à approcher de biais par ses collègues, Basho n’a pas laissé grand-chose de plus. On sait de choses sur ce qu’il écoutait et sur son processus créatif, qui permettrait de connaître les étapes dont témoignent ces bandes, pourquoi certaines ont été publiées et pas d’autres. Il n’en reste que la musique, complexe et à tiroirs.
Basho n’est pas tellement de ceux pour lesquels il faut établir un best-of : il se prête plutôt à une sélection en forme de cercles concentriques, à une visite progressive de sa carrière, jusqu’à ses zones les plus hermétiques, et c’est la grande force de ce coffret de proposer une telle visite, du début jusqu’à la fin. Il laisse à l’auditeur le soin d’y sélectionner ce qu’il va écouter, comme un producteur déciderait de ce qui l’intéresse dans les bandes brutes (parfois très brutes). Directement, l’album s’ouvre sur les deux pôles qui structurent l’ensemble : un instrumental sec long d’un quart d’heure, où sont maltraitées des cordes d’acier d’inspiration indienne, comme pour annoncer le plus difficile à l’écoute, et une reprise de blues plus tranquille, « If I Had Possession », d’un Robbie Basho plus chanteur qu’expérimentateur. Peu de chances d’écouter cette musique seulement d’une oreille distraite, et peu probable que toute l’oeuvre soit appréciée d’un coup. Ce qui se déploie ici sur vingt ans de carrière paraît parfois répétitif et stationnaire, parfois franchement abrasif aux oreilles, jusqu’à de temps en temps toucher une forme miraculeuse d’équilibre entre guitare aventureuse, logique de chanson et voix souvent majestueuse (qui fera le bonheur d’une musique de film à grands espaces un jour prochain).
Le fil des titres fait émerger une guitare d’une tradition inconnue, bien autre chose que du folk américain. Basho travaille l’instrument de telle manière qu’il faut parfois imaginer ses pièces transposées sur d’autres instruments ou des ensembles plus larges (autant qu’elles sont influencées par des musiques loin de la seule guitare). Travaillant souvent des nappes de drone artisanal sur sa 12 cordes, le poignet constamment en mouvement, il les tisse jusqu’à l’épuisement à force de ne laisser filtrer aucun silence. Un mouvement toujours tendu, explicite dès les « ride« , « thunder« , « crazy horse » et autres « buffalo » qui parsèment les titres. L’écho naturel de cette guitare au son déjà particulier est exploité de manière à ne plus vraiment entendre nettement les cordes et à provoquer de curieux télescopages. Perdant l’auditeur dans ses accords ouverts, Basho les laisse résonner souvent plus que les carrures habituelles du 4 mesures, joue du rubato, des accélérations et d’une saturation sans électricité. La machinerie habituelle de la guitare folk s’efface : ce pouce dont on entend d’habitude, quoi qu’il arrive, pulser les basses en continu, ces harmonies familières avec une direction claire et un rythme mécanique, ces chansons entre 3 et 5 minutes, sont là de temps en temps, mais brouillées et éclatées. Au contraire Basho n’avance parfois pas du tout dans son harmonie et laisse résonner des accords avec une obstination qui finit par créer un effet d’écoute, d’autant qu’il allonge les chansons pendant 7, 9, 11 minutes. Harmoniquement, le tout n’est parfois pas loin d’une autre musique, celle des minimalistes américains de l’époque, à ceci près qu’il n’y a rien de métronomique chez Basho question rythme, et qu’il joue à l’inverse du bancal et de l’interprétation spontanée, probablement improvisée en partie.
Ce jeu construit autour de la possibilité d’une rupture imminente est l’esthétique dominante du coffret : à se demander parfois si ce piano n’est pas sciemment construit autour de temps qui tressautent, si ces guitares jouées à pleine vitesse ne sont pas remplies d’accros recherchés. Pour les instruments comme pour sa voix, Basho impose partout une forme de trémolo, des intervalles troubles. Jouées brinquebalantes, les chansons en paraissent tout juste avoir été composées, ou bien jouées pour tout autre chose qu’un album, dans une forme de spontanéité proche de la musique traditionnelle, qu’il essayait justement de synthétiser (le documentaire de 2015 raconte ainsi longuement son intérêt pour la musique indienne comme pour la musique autochtone américaine). Des chansons comme « Bhupali » (sur le troisième disque), 12 minutes de piano, pourtant basées sur les mêmes accords en boucle, en deviennent étrangement intéressantes, pour le jeu qu’on y entend, jamais vraiment stable et toujours au bord de déraper vers autre chose, rapidement hypnotique.
Ce que le coffret de Tompkins Square présente aussi de manière fascinante, c’est la voix de Basho, chanteur pleine voix ou siffleur élégant (« Mehera’s Lament », CD 2). De toutes les différentes carrières qu’il n’a jamais embrassées totalement, l’une des plus fascinantes est ce Basho revenu au fur et à mesure à la voix, en étant passé par la guitare et en ayant métamorphosé l’une et l’autre. Son comparse John Fahey avait réussi à débarrasser la guitare folk ou blues de ses paroles (un objectif explicite de sa part) : Basho, lui, remet progressivement du chant, mais un autre, plus ouvert aux thématiques mystiques. Un timbre que Pete Townshend situe avec admiration entre un muezzin et un ténor d’opéra, et qui rappelle la voix d’Antony (& the Johnsons), ou plus récemment de Jeremy Dutcher (ce trop peu exporté ténor canadien, partageant avec Basho un intérêt pour la musique autochtone américaine).
Tout au long du disque la voix passe d’un mode à l’autre. Succession de bonds possédés, venus d’un Basho qui paraît laisser tourner librement les bandes et le cours de ses envies (« Crazy Horse Soliloquy », sur le deuxième disque). Chansons qui rappellent le « Blue Crystal Fire » de l’album Visions of the Country, ce point de fusion extraordinaire entre cette voix et une carrure musicale familière. Ces rares moments d’équilibre entre l’exploration et le déjà-entendu sont les pépites de ce coffret qui n’est alors plus seulement le témoin d’errances musicales et mystiques et d’une recherche permanente de sonorités, mais l’aperçu d’un folk parallèle, qui n’aurait abouti que le temps d’une poignée de titres. Le bouleversant trio de chansons (« Blues from Lebanon, » « The Song of Leila » et « Califia ») sur le quatrième disque est une illustration de ces moments de composition fine, de voix soudainement domestiquée, passant d’un grave caverneux à des pics secs dans les aigus, le tout porté par une guitare étrange mais élégante. À ce moment-là, Robbie Basho n’est plus seulement une figure de l’American primitive guitar, aux penchants new-age et et à la mort prématurée : il est l’auteur de chansons brutalement évidentes.