À la fin des années 2000, j’avais un ami, prénommé Matthias, qui me faisait écouter plein de bonne musique ; à la fois des vieux disques qu’il chopait chez Gibert et des nouveautés qu’il trouvait sur Myspace. Et c’est via ce défunt réseau qu’il m’a fait découvrir le chanteur et producteur San Serac, ou plus précisément un de ses morceaux : « Fairlight ». « Fairlight » frappait par le panache de son groove, son sens du drame, sa tendance camp à surjouer tout en cherchant la sincérité voire l’impudeur. Il se déployait en plusieurs séquences, pour ne pas dire plusieurs actes ou micro-actes, et sur la plan sonique mêlait une âme désespérée de crooner juif de la côte Est à des arrangements sophistifunk légèrement brutalisés par le Fairlight, fameux et complexe synthé-sampleur du début des années 80, qui donnait son titre à la chanson et qu’utilisait (peut-être) l’artiste. C’était un hit en puissance qui faisait des merveilles sans cacher sa fabrication artisanale. À l’époque, en 2007, ce genre de pop électronique funky, savante mais DIY, ne courait pas trop les rues. Et puis la voix de San Serac, de son vrai nom Nat Rabb, dégageait quelque chose de rare : une espèce de banalité lyrique, une sobriété auréolée. Ses textes et son phrasé jouaient aussi beaucoup dans la singularité de son projet : on avait l’impression que son écriture se laissait à chaque syllabe prononcée envahir par une sorte d’amertume face au verbe, de doute existentiel – un solipsisme troublant bien qu’élégant.
Je m’étais en tout cas pris de passion pour cet artiste au point de le contacter pour lui dire que je serais ravi de parler de lui en France. J’avais envoyé son Myspace à Para One qui avait beaucoup aimé lui aussi et qui, l’année suivante, fit carrément venir Serac à Paris pour enregistrer un album avec lui, sous le nom de Slice & Soda, qui devait d’abord paraître chez Institubes, mais finalement la sortie avait été retardée, puis le label avait fermé et c’était Lionel Vivier de SixPack France, « animateur culturel à ses propres frais », comme il se décrivait alors, qui l’avait édité en 2011. L’Américain n’a plus fait de musique après ça et c’est bien dommage, mais on peut toujours découvrir ou redécouvrir ses travaux, qui sont assez nombreux puisqu’outre Slice & Soda il a enregistré en l’espace d’une décennie cinq albums solo, trois autres en collab avec son frère Jeff, sous l’alias Big Numbers, ainsi qu’un LP sous le nom de Stereo Image avec Johnny Dark, membre originel des Junior Boys.
C’est de son troisième disque solo dont je veux parler aujourd’hui. Il s’appelle Ice Age, date de 2003 et si je ne l’avais écouté qu’en vitesse à l’époque, cela fait quelques semaines que je me le suis remis sur mon ordi. Le concept de froid polaire est explicite dans le titre Ice Age et dans le nom de San Serac, puisqu’un sérac est un bloc chuté d’un glacier, mais ce pourrait néanmoins être un hasard matériel qui donne à cet album cette patine glaciale ou plutôt plexiglaciale, où le funk synthétique et chic semble observé à travers une épaisse paroi. Un son clinique, froid, pour ne pas dire terne, qui est donc peut-être une simple lacune technique, puisque Serac, sans mauvais jeu de mots, se réchauffera avec les années d’expérience, mais dont se dégage qu’on le veuille ou non un sentiment d’isolement, de claustrophobie, et finalement de tristesse. Tout ça alors même que les mélodies et les arrangements sont en général guillerets : c’est comme si on devinait que derrière la perfection atteinte par les machines et le studio, pointait une grise lueur de solitude, d’incommunicabilité. C’est un peu l’écœurement décadent d’un Des Esseintes dans À rebours, mais plus proche de San Serac on pense à la mélancolie du luxe chez Roxy Music, à la chaleur « enspleenée » de la voix de Paddy McAloon ou de Martin Fry d’ABC, et surtout au dépit ontologique et quasiment plus humain de Telex, à leur non-présence si fascinante. C’est un champ sans profondeur, habité par une vie électronique fictive, qui doublerait le réel pour lui donner un attrait artificiel et mais qui du même coup le rendrait plus sourd. C’est aussi l’ambiance d’un cabinet stérilisé où se fabriquent des gélules de sensations rêvées, et qui ne servent guère qu’à mettre le monde en mute, sans rien sauver de lui, ni rien sauver de notre vie parmi ce monde, et juste à contempler des chimères qui l’éteignent ou le dissimulent quelques instants. J’entends ça sur « Astonishing Murders », dans un style Cluedo chez Bryan Ferry, « Laszlo In Chicago » avec son climat très Yellow Magic Orchestra, « The Conversation » qui rappelle limite Coloma, mais aussi Prefab époque Jordan, « Sunlight In Electric Trees », un instrumental plus ou moins ambient (qui semble marcher tout seul, c’est sublime même si ça fait un peu peur) ou encore « What Price Revenge », qui fait penser au tube « World (The Price of Love) » sur Republic de New Order, ou encore « Station Mornings », autre instrumental qui pour le coup affiche des airs presque français.
Bref, je ne sais donc pas si c’est une histoire de presets laissés tels quels, de set-up spécifiquement contraignant, ou de volonté consciente de générer ce climat claustrophobique et immaculé, mais en tout cas l’effet de Ice Age me laisse perplexe. Perplexe ni dans le bon ni dans le mauvais sens du terme, je crois, c’est une perplexité en suspens, neutre face à cet édifice aux émotions elles-mêmes neutralisées. C’est aussi une expérience curieuse de redécouvrir ce disque aujourd’hui, là où je me souvenais très bien de Slice & Soda et de Professional (l’album de 2007 dont « Fairlight » est extrait), qui comme je le disais sont plus colorés et plus dynamiques. C’est curieux de se dire que le early material de San Serac est plus blasé, plus désabusé que ce qu’il sortira plus tard. Et puis c’est aussi pour moi un sentiment spécial de repenser à cette époque aujourd’hui lointaine, mais qui ne me semble pas non plus tout à fait « passée » et ornée d’un halo fragile et granuleux comme peuvent l’être les souvenirs d’enfance ou d’adolescence, façon Boards of Canada. C’est un souvenir certes distinct du présent ou du passé récent, mais néanmoins dépourvu d’un filtre mental particulier, et flottant dans un entre-deux-vies que j’avais pas du tout identifié comme tel lorsque je le vivais ou plutôt lorsque je l’entre-deux-vivais. Ce sont des années de limbes du teenage qui ont tardé à muer en âge adulte et qui du coup n’ont pas dû être particulièrement affectées à une place particulière dans ma mémoire, et dont je ne retiens que des bribes semblables à des candidat libres, qui ont dû mal à s’amalgamer les unes aux autres pour former serait-ce qu’un semblant de tout temporel. Une ère où je suis passé de loin, pour ainsi dire, et dont j’ai oublié beaucoup de choses, mais où je devais tout de même ne pas être si prostré puisque je viens de me rendre compte en fouillant mes mails que lors de sa venue à Paris, San Serac avait même été invité dans le créneau « live » dont je m’occupais pour feue l’émission « Minuit Dix ». Quelle blague la conscience. Et les méditations sur la conscience aussi, d’ailleurs. Allez, pour nous sortir de cette torpeur claustro-temporelle pour le coup très 2020, je vous promets que dans les jours qui viennent on va poster des tops de fin d’année, ou du moins des petits bilans possiblement feelgood. Mais en tout cas, pour l’instant, je vous recommande d’écouter cet album, et les autres disques de San Serac, car ce type était vraiment un sacré musicien.