En février dernier Ygal Ohayon sortait sur Antinote/Dizonord la fascinante anthologie Studiolo – The 90’s afro cosmic era, consacrée à la house dite « afro » ou « tribale » que produisaient à la fin du 20e siècle un certain nombre d’artistes basés au Nord de l’Italie mais aussi en Autriche ou en Allemagne. Une house directement héritière de l’ère « Cosmic », une scène très ignorée sur le coup mais qui commence depuis une quinzaine d’années à être bien documentée. Le style de DJ-ing développé par Daniele Baldelli au Cosmic Club de Rimini et par Beppe Loda au Typhoon de Gambara à partir de la fin des années 70 avait fait émerger une dance music lente et psychédélique, aux frontières très ouvertes aux influences étrangères : funk, new-wave, indus, reggae, mais donc aussi pas mal d’éléments qu’on allait bientôt qualifier de world, venus d’Inde, d’Afrique ou des Andes, avec tout le flou touristique parfois glauque que ça peut comporter. La sélection d’Ygal sur Studiolo, constituée de tracks produits par des gens de cette scène devenus producteurs dans les années 80 et 90, s’inscrit dans ce métissage sonore étrange qui, on le devine, devait sans doute prendre tout sens sous opiacés, à l’aube, au bord d’une plage de l’Adriatique : un composé de disco électronique riche en arpeggiators, de tempo limités à 105 BPM et d’ornements variés, ethniques ou non, tantôt festifs, tantôt plus ténébreux, et parfois de solos, joués sur vrais instruments ou non, dans un esprit un baba-cool tardif. C’est une musique clairement anti-puriste, voire impure, mais qui ignore aussi bien le purisme que les contraintes commerciales. Les morceaux ont quelque chose de raide dans leur développement, ils ont n’ont pas peur de rester sur le même motif, de ne pas vraiment proposer de montées, de se limiter à quelques hooks abstraits mais « chéper ». Il me semble que c’est de la dance music qui compte très clairement sur la complicité intoxiquée des danseurs pour être activée, et finalement c’est une position artistique radicale qu’il faut saluer.
Plusieurs titres de l’anthologie sont issus du catalogue de l’un des principaux labels de house cosmique/afro/tribale de l’époque, qui s’appelait justement Tribal Italia (et qui n’a rien à voir avec Tribal UK et Tribal America, mais qui devait peut-être vouloir plus ou moins faire croire que si) et dont les artworks sont, il me semble, en train de devenir de nouveaux modèles pour les jeunes graphistes pochettistes. J’ai donc été écouter d’autres maxis de cette structure domiciliée en Emilie-Romagne et là, j’ai commencé à me dire que Ygal avait vraisemblablement fait l’impasse sur toute une partie des sorties. En vérité, ce n’est pas un choix délibéré de sa part, mais tout simplement que les gens du label lui ont dit que tout un pan du catalogue serait impossible à clearer puisqu’il utilisait des tas de samples non-déclarés. Il s’agit de sorties moins psychédéliques, souvent hyper-cheesy, qui pour le coup perdent un peu leur aura « cosmic » entre-deux-eaux pour se transformer en house commerciale opportuniste, nettement plus lisible, quoique beaucoup moins audible pour bon nombre d’auditeurs. Dans un élan de reversed-snob-engineering, je me suis néanmoins laissé charmer par ce son dont j’ai rassemblé une douzaine d’exemples dans la playlist YouTube écoutable ci-dessus. Le beat reste en général toujours aussi lent, ce qui en soi est singulier puisqu’à l’époque (la deuxième moitié des nineties), la grande majorité des clubbeurs ne bougeaient pas sur moins de 120 BPM. Mais nos amis transalpins ne sont pas toujours aussi pragmatiques qu’on le croit et ils ont ici régulièrement maintenu le tempo à cette cadence pédestre, ou druggy, selon les sujets exposés. Pour le reste, leur roublardise est en revanche totalement hors de contrôle. Écoutez par exemple les boucles de guitares andines et flûtes de pan sur le tube « Aeroplano » de DJ Fary, ou l’alliage de sonorités à la fois indiennes, arabisantes, africaines et brésiliennes sur « African Childs » de DJ TBC. Sur « Hot Connections », Gianni Maselli envoie carrément un sample de « Could You Be Loved » de Bob Marley, qu’il couple à des guitares vaguement folk, le tout calé sur un beat qui en laissera certains dubby-tatifs – salut Xavier ! D’ailleurs c’est entre autres via le site de Dizonord que j’ai entamé cette sombre quête tribale.
Tout est d’un goût situé tellement au-delà du douteux pour des oreilles esthètes que l’on n’a pas d’autre choix que de faire tomber toutes les barrières qui séparent le bon du mauvais, le sincère du cynique, le subtil du cheesy, la belle ouvrage du bâclé décomplexé. Il y a des solos d’accordéons, électroniques ou non, des chants d’enfants du tiers-monde non-crédités, des plans plagiés sur « Plastic Dreams » ou « Voodoo Ray ». Mais malgré tout, il y a un truc excitant, une bizarrerie, un contre-sens qui me plaît dans cette production au kilomètre pas du tout chiadée, contrairement à la house « cool », française ou non, qui commençait alors à cartonner un peu partout. Ce sont des morceaux qui peuvent parfois reprendre le principe de « Dur dur d’être un bébé » (on note en effet un penchant pour les voix de bambins), ou qui annoncent des choses comme le déconneur « Heater » de Samim, ou plus près de nous le si éprouvant remix de Lily Wood par Robin Schutz. Mais ils montrent pourtant quelques beaux restes de naïveté et d’espoir. Il y a d’envoûtantes nappes sur « Sahnoon » de DJ Fary, « Kowadji » de Mamakuta, ou « Kilam » de DJ Brahms, en accompagnement des chœurs d’enfanst. Il y a cette influence pseudo-jamaïcaine sur « Olomo » de Fary, « Boi Do Corral » de Global Village et sur le remix de Bob Marley, mais, contrairement à ce qu’on pourrait croire, pas sur le pourtant grandiose « Elecktreggae » de DJ Rey. Que vous dire ? On ne peut de toute façon pas expérimenter ces morceaux en club pour le moment, mais on peut les envisager comme des espèces d’essais de library italienne des années 90, orientée club. Et parfois ça donne des moments vraiment puissants, comme sur « Voices of the Wind » de DJ Fary avec ses vocaux coupés en dés et sa basse obstinée, tel le ressac de la mer froide sur le rivage, un soir de fin d’été, voire de début d’automne pour les locaux qui en Lombardie veulent encore s’éclater une dernière fois.
Je ne comprends pas assez l’italien pour me documenter correctement sur cette scène mais je vois sur YouTube plusieurs petits docus/reportages, notamment sur un club de Rimini appelé le Melody Mecca, où jouaient la plupart des producteurs présents dans cette playlist. Il y a des mixes dispo, dont un entièrement composé de remix house de tubes reggae, et ça m’a rappelé mes vacances au bord de la mer Noire en Roumanie, en 2002. Bref, cette seconde période du son afro italien semble avoir été clairement moins hippie que les débuts sous Baldelli et Loda, l’époque l’a peut-être voulue plus « orienté profit », si on peut dire, mais en tout cas elle ne manque pas de surprises sonores, malgré des principes esthétiques un peu beauf et pas toujours en accord avec ce que nous, connaisseurs, attendons d’un beau morceau de house. Mais je me dis que parfois, un peu de méconnaissance peut servir la beauté. Grazie mille Tribal Italia.