Slide guitar, synthés et vieux-Paris : écoutons ensemble le grand Cyril Lefebvre

CYRIL LEFEBVRE Cocaine Blues
Fléau, rééd. Gazoul, 1977/ 2013
MOCKE Parle grand canard
Objet Disque, 2020
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Musique Journal -   Slide guitar, synthés et vieux-Paris : écoutons ensemble le grand Cyril Lefebvre
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Cyril Lefebvre est mort en 2012 à l’âge de 64 ans après avoir consacré sa vie à la guitare slide et au ukulélé. Pour l’instrument hawaïen, il avait notamment écrit une méthode éditée en 2008 qui s’était très bien vendue. C’est vraiment bien triste qu’il nous ait quittés si tôt, pour la musique et pour sa famille, et si je me permets cette formule convenue c’est parce qu’on entend chanter sa fille Julie, alors toute petite, sur l’un des morceaux de l’album dont il va être question ici, Cocaine Blues, singulier disque mi-roots mi-expérimental. Ça m’a un peu ému de l’imaginer réécouter cette chanson aujourd’hui, et se souvenir de son père qui lui avait transmis sa passion, du moins à ce moment-là de sa jeune existence.

Si vous suivez de près Musique Journal vous vous souvenez peut-être d’un article de juin 2019 consacré au studio Tangara, aux labels Fléau et Revolum, et à cet incroyable underground toulousain de la fin des années 70, entre psychédélisme, régionalisme et bruitisme. Cyril Lefebvre jouait de la slide ou de la guitare normale sur plusieurs des disques cités et dans les crédits de Cocaine Blues on retrouve deux auteurs des dits disques : le claviériste et ingé son Jean-Pierre Grasset et le chanteur et comique Michel Vivoux, qui ici se contente de jouer de la basse. On entend aussi un accordéoniste du nom d’Octave Dagobert, et donc Julie Lefebvre sur « Barnum-Circus », l’un des quelques morceaux vocaux du LP. Celui-ci ne contient pas non plus beaucoup de compositions originales, puisque dans sa démarche d’amoureux du blues, et plus largement de l’Americana, Lefebvre a choisi de reprendre des standards, mais aussi des titres plus obscurs : on sent le type qui a grave fouillé, qui connaît le répertoire à fond, sachant qu’à l’époque ça ne devait pas être simple de se documenter sur toute cette musique pré-rock, même si les collectes de Lomax et compagnie devaient bien avoir résonné dans les milieux folkloristes du Sud-Ouest. Mais au-delà de son approche érudite qui pourrait ne se contenter « que » de rendre hommage avec talent et sincérité aux guitaristes de la vieille Amérique, Lefebvre ajoute deux choses qui font de Cocaine Blues un disque unique, ou en tout cas un disque qui m’a beaucoup parlé alors que je ne suis pas à la base spécialement versé dans cette culture Americana/Old Time Music – je dirais même que j’ai longtemps rejeté « l’esprit du blues » pour des raisons que résume très bien cette vidéo, mais bref.

La première chose, c’est sa touche française, tout bêtement, à travers le choix de quelques compositions tirées du répertoire de music-hall parisien de l’entre-deux-guerres mais aussi de Satie, Debussy, sans pression, tranquille, et d’un compositeur languedocien qui s’appelle Déodat de Séverac. L’accordéon d’Octave Dagobert y est aussi pour quelque chose, et donne un ressort loufoque et triste qui rappelle le cinéma muet. L’ambiance de Cocaine Blues évoque souvent l’aventure, les errances, l’absurdité cocasse de la vie, et puis le cirque, représenté verbalement par la chanson de Julie, « Barnum Circus », qu’elle interprète très sérieusement comme une Madame Loyale de 7 ou 8 ans, avec l’accent toulousain en prime.

Le deuxième ingrédient spécial qu’intègre Lefebvre à son mélange, ce sont les effets et matières électroniques de Jean-Pierre Grasset (lequel se charge donc des synthés mais aussi des bandes et du mixage), qui réussissent à embrasser sans embûches le jeu de guitare de Cyril tout en l’altérant de reflets inouïs, qui un coup viennent égayer l’atmosphère, puis un autre font sans sommation planer des ombres sur le paysage. On pense un peu à Comelade, mais on est surtout enchanté par la spontanéité et la simplicité apparente de ces assemblages d’acoustique, d’électrique et de synthétique, c’est vraiment un mariage comme on les aime, ils s’entendent sans avoir à se parler, quel bonheur – et l’union n’est pas non plus consacrée sur tous les titres, on reste parcimonieux devant ce miracle.

C’est un disque où il se passe beaucoup de petites choses mais c’est difficile de les décrire, comme une escapade en voiture avec des copains, où on rigole devant les chips à la station-service et qu’on se plante de sortie sur l’autoroute : c’est pas très racontable mais sur le coup on vit la meilleure journée de sa vie. Et je dirais à peu près la même chose d’un autre disque de guitariste, lui bien plus récent et aussi moins isolé, puisque Mocke y est accompagné par un octuor, avec des cordes et des vents. Très différent aussi dans les références et l’interprétation, mais quand même, j’y ai souvent vu les mêmes eaux couler. Parle Grand Canard a fait un peu parler de lui ici et là et je ne m’étendrai pas sur la richesse de ses inspirations, savantes mais pas du tout hautaines, si ce n’est pour dire que Mocke, alias Dominique Dépret, y déploie ses compositions (et ses improvisations, si j’ai bien compris) avec un élan rarement entendu. Son répertoire a l’air de puiser dans les B.O. italiennes sixties, mais en fait il n’a pas du tout écouté ce genre de choses et dit plutôt avoir été inspiré par des compositeurs classiques du XXe siècle tels que Strauss, Janacek, Shostakovich, Messiaen. Mais je pense qu’il ne m’en voudra pas pour autant de trouver sa musique particulièrement visuelle, narrative, d’avoir l’impression qu’elle embrasse des formes très matérielles. Quand Mocke développe une phrase, il va tellement loin qu’on dirait que le chef d’orchestre qu’il mime ne veut plus juste accompagner l’image mais lui imposer ses propres visions, grâce une partition magique qui lui apparaît mesure après mesure, et qui inventerait d’elle-même des couleurs, des formes et des mouvements de caméra. Au cinéma, le réalisateur peut s’attarder en gros plan sur un bouquet de fleurs, un buffet ouvragé ou une robe somptueuse, faire un travelling sur une montagne ou une chute d’eau, oubliant l’intrigue quelques instants : Mocke, lui, transpose ces détours rêveurs ou obsessionnels en langage musical et les suit pendant seize minutes sur le premier morceau du disque, « Quel est ton parcours ? » (même si je précise que la suite est tout aussi réussie).

Parle Grand Canard ne se nourrit pas du tout des mêmes émotions ni des mêmes techniques que celles de Cyril Lefebvre, le seul point commun avec Cocaine Blues, c’est l’amour du jeu guitaristique, le plaisir de toucher, de tendre et d’entendre en même temps, la jouissance de contrôler mais aussi de se laisser contrôler par son instrument (ricanez si vous voulez, je m’en fiche). Peut-être que Mocke a un jour croisé Cyril, entre gratteux ? Peut-être avaient-ils en commun une passion pour John Fahey, que Lefebvre a rencontré et interviewé pour le magazine Best à l’occasion d’un concert parisien de celui-ci ? Ce serait possible, même si on se doute que ce n’est ni la même génération, ni la même scène, puisque Dépret vient plutôt du milieu de la « chanson arty », et qu’il a joué avec Holden, Arlt ou Chevalrex. Mais avec Chevalrex, il a l’air de jouer de la slide, voire de l’ukululé, donc qui sait ? Une pensée sincère en tout cas pour la mémoire du grand et trop ignoré Cyril Lefebvre, dont Cocaine Blues a été réédité voici huit ans, agrémenté de quelques beaux inédits. On remercie Dominique Grimaud, figure essentielle de cette scène expérimentale et fantaisiste, d’avoir publié cette nouvelle version dans sa collection Les Zut-O-Pistes, hébergée sur le label Gazul, qui est lui-même une division de Musea, géant aux pieds d’argile du prog français dont un jour j’écouterai toutes les références pour les chroniquer une par une sur Twitter.

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