“QUEL PUTAIN DE DISQUE INCROYABLE.” : je pourrais me contenter de taper ça et de m’en aller, parce que Eight Billion Humans Can’t Be Wrong n’a pas du tout besoin de moi pour faire comprendre aux auditeurs à quel point il démonte. L’effet est immédiat, ça s’entend tout de suite, dans l’aspect des sons, dans l’énergie des rythmes, dans l’usage de la voix, dans l’incarnation du “message” politique et métaphysique ; si ça sonne autant comme un chef-d’œuvre définitif, eh bien c’est parce que c’est un chef-d’œuvre définitif. Même si le terme de chef-d’œuvre ne doit ici surtout pas être entendu comme un truc de “grand art” et que la notion même d’“art musical” est matériellement, littéralement critiquée à chaque mesure. Parce que ça démonte au sens propre, ça démonte le fonctionnement de la techno, de la musique de club, de la fabrication électronique de cette musique.
6 Billion Humans Can’t Be Wrong (son titre originel) m’était complètement passé au dessus de la tête à sa sortie en 1999, je ne vais pas vous mentir, je crois qu’à l’époque je ne calculais pas trop les sorties Gigolo et que j’avais un a priori négatif sur la techno allemande, que voulez-vous, tout le monde fait des erreurs et l’important ce n’est pas de s’en vouloir d’avoir commis ces erreurs, mais au contraire d’en tirer les leçons, comme on dit sur Instagram ou dans le rap français. J’ai donc écouté cet album très récemment, à l’occasion de sa réédition remastérisée et légèrement updatée par le label Mental Groove, dont il a déjà été question ici. Et si vous voulez tout savoir, je n’ai pas tout de suite saisi qu’il s’agissait d’une réédition : j’ai cru que c’était une nouvelle sortie, sans jamais trouver ça ringard ou vintage, au contraire même ! Peut-être que le disque était trop dans le futur à l’époque ? En tout cas Chris Korda y accomplit ce que très peu d’autres artistes réussissent à accomplir dans la techno : synthétiser en une seule langue l’art et sa critique. C’est-à-dire que ses morceaux font dans un même élan bouger le corps et la conscience. Le principe actif du plaisir est là sans aucune ambiguïté, la sérotonine est agissante, voluptueuse, mais en même temps tout ça est truffé par sa propre critique et contient dans sa matière même des espèces de contre-pouvoirs – ça ne se limite pas aux contenus des messages, ce n’est pas juste des slogans clichés contre la consommation, le divertissement ou le narcissisme, c’est dans l’émission du message que la critique est avant tout active. Le flux des tracks est à la fois captivant et angoissant, désirable et malfaisant. Chris Korda reproduit ainsi, de façon, je dirais, « stéréophonique », l’expérience de la vie telle qu’on la connaît dans les sociétés capitalistes tardives. La patine des sons synthétiques est extrêmement propre, c’est d’ailleurs peut-être ça qui avait dû détoner à l’époque, mais aujourd’hui ce glacis prend plus de sens, il évoque l’audio de la publicité et des habillages, le rendu “preset” des machines musicales high-tech et le discours technophile qui les anime. La musicienne et vocaliste lutte de l’intérieur contre cette perfection en imposant une tension dialectique permanente : le rush est perturbé par l’abus de stimuli, les gimmicks club se transforment en injonctions autoritaires qui elles mêmes sont parasitées par une sensation de trop-plein, de migraine, de bousculade mentale, et ce, dès le premier morceau “Victim of Leisure”, où le travail de découpage de la voix fait émerger un message de contrebande. Ce n’est jamais une critique surplombante façon tour d’ivoire, puisque le plaisir n’est pas nié dans son existence, et je crois que c’est ce qui fait la justesse et la précision de cette musique politique embarquée au cœur de l’environnement qu’elle désire détruire de tout son être. Les contradictions sont directement décrites dans les sons, la griserie confuse du loisir est pratiquement l’unique thème des morceaux, c’est dans cette ambiance d’excitation pas si simple, mais que nous cherchons toujours un peu trop simplement, que baigne l’ensemble de cet album époustouflant. Et c’est cette ambivalence sans répit qui fait de lui une œuvre si forte dans son déroulement.
On sait par ailleurs que Chris Korda est une artiste aux engagements pour le moins radicaux et que ce qu’elle raconte ici sur la société de consommation à travers ses tracks n’est pas une pose. C’est une femme trans et vegan (un truc presque mainstream en 2021 puisque des méga-boulets comme Xavier Gorce ou Fabrice Éboué font des blagues là-dessus, mais en 1999 c’était moins fréquent) et surtout elle prône carrément l’euthanasie de masse. Ça, j’aime, ça nous change un peu du progressisme et de ses appels toujours plus lassants à être patient blablabla okay c’est ça ouais. Est-ce que ce discours pro-mort volontaire et antinataliste est une influence du gnosticisme pour Chris Korda ? Faudrait lui demander, et d’ailleurs je crois bien qu’au-delà de cet article il faudrait que je l’interviewe – j’aime rarement interviewer des musiciens, mais avec elle je ne vois pas comment ça pourrait mal se passer.
Voici donc une réédition plus que majeure, qui musicalement rappelle et annonce plein de choses à la fois. On entend toute une partie du post-punk synthétique et souvent féminin, et donc sans surprise Kraftwerk, voire Telex par instants. Il y a aussi une espèce de mutant ghettotech/electroclash qui se balade parfois, et puis quelques touches de techno plus classique, UR, Drexciya, mais tout ça avec un côté « live », je ne sais pas comment dire, réaliste, démystifié, parfois proche de l’obscénité. Ça me fascine vraiment, comme peu d’autres musiques me fascinent. Il y a un titre plus lent et pour le coup concrètement live qui s’appelle “Zeal”, c’est super beau, un genre de street-soul sans street et sans soul, concentré sur un solo jazzy qui peut rendre fou, non parce qu’il est virtuose, mais parce qu’on dirait qu’il ne va nulle part, qu’il ne sait pas du tout où il va mais qu’il y va, tel un automate sans bouton off, et qui ne fait rien d’autre que du zèle, comme son titre l’indique.
Et comme on aura compris que Chris Korda est elle-même du genre bien zélée dans sa pratique de la radicalité, elle a depuis poursuivi son œuvre, en faveur de la musique assistée, d’une part, et du suicide assisté d’autre part. La Church of Euthanasia est donc toujours active, bien fixée sur ses quatre piliers que sont le suicide, l’avortement, le cannibalisme et la sodomie. Sur le plan plus strictement musical, Chris a sorti l’an dernier des morceaux vocaux de techno, ainsi qu’un premier disque conçu avec une IA pour Perlon, et vient de publier pour Mental Groove l’album Polymeter qui creuse une inspiration ambient/jazzy/néoclassique, lui aussi conçu à l’aide d’algorithmes. C’est très différent de Eight Billions mais c’est néanmoins tout aussi génial. L’Américaine dit avoir passé des années à upgrader un séquenceur qui porte le nom du disque, Polymeter, afin de lui faire exécuter toute une série de consignes elles-mêmes définies par des algos. Je ne sais pas si on peut parler de musique générative mais en tout cas c’est une création non-humaine et ça me sidère totalement d’écouter ça. Je vais citer le texte écrit par Korda pour être plus clair :
« The compositions are generated by elaborate networks of polymeter modulation. This sounds complicated and will need some explaining. But the most important point is that these are compositions I didn’t write in any usual sense of the word. I created systems of rules, and the compositions emerged from those rules. The rules that generated these pieces can be conceptualized as kinetic sculptures that produce intricate non-random patterns of musical interference. The resulting patterns repeat themselves over long periods, measured in hours, days, or in some cases years. In order to create this album, I had to write my own MIDI sequencer from scratch, because commercial MIDI sequencers lack the necessary degrees of freedom (…) It took me many years to learn the programming skills I needed to modernize my sequencer, which is one reason why such a long hiatus occurred between my older and newer releases. »
C’est donc un disque fabriqué avec une IA mais c’est beaucoup moins sympa et Spotify-core que les trucs déjà faits ici et là par Stromae ou je ne sais qui. Le malaise suinte partout dans ces compositions, on ne peut pas dire autre chose, c’est fantastique d’avoir obtenu ça. C’est ça qu’on veut entendre en musique de fond des vidéos, dès les prérolls YouTube, et ensuite dans les tutos pour faire des mochis et dans les mini-biopics de petits animaux blessés mais soignés. Je dirais que cette fois-ci Chris a fait l’inverse de ce qu’elle a fait avec la club music sur Eight Billion : elle a pris un truc ennuyeux (la « lounge library »), plus un truc flippant (les IA), et a réussi à en tirer quelque chose qui reste encore assez glauque, mais qui pourtant cherche la lumière et qui, selon le principe stéréophonique mentionné plus haut, parvient à ne pas choisir entre les deux pôles et à établir à la place un parfait équilibre du désespoir, une sorte d’harmonie révélée par l’anéantissement nécessaire de la vie humaine, que je tiens sincèrement à saluer. Bravo Chris Korda, et n’hésitez pas à venir en France si vous avez envie, on peut éventuellement vous trouver un job au ministère de la Santé (par exemple).