Il n’est pas trop tard pour adorer le premier album de Pablo Master, pionnier du reggae français

PABLO MASTER Y a-t-il un problème ?
Youthman Unity/ Mélodie/Jimmy's, 1987
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La récente mort de Tonton David m’a rappelé à quel point les artistes reggae français, encore plus que les rappeurs français, avaient trop longtemps été pris à la légère par la majorité des médias et du public, et perçus comme des espèces de saltimbanques plutôt que comme des « vrais musiciens ». On sait pourtant qu’il y a eu une grosse culture sound system à Paris et ailleurs depuis les années 1980, et que les labels, disquaires et organisateurs de concerts, festivals ou soirées sont nombreux à entretenir la flamme depuis des décennies. Mais le paternalisme gerbant des élites semble avoir longtemps maintenu les chanteurs français d’inspiration jamaïcaine dans un statut de Noirs un peu naïfs qui chantent leurs malheurs et leurs espoirs à l’invitation de SOS Racisme, effaçant du même coup toute la spiritualité et le militantisme intrinsèque à ces musiques, qu’elles soient ou non marquées par le rastafarisme. Je dis ça en connaissance de cause et je m’inclus parmi les responsables de cette ignorance, puisque j’ai moi-même mis un certain temps à voir le reggae de mon pays comme autre chose qu’une anecdote marrante.

Bref, l’histoire de la musique jamaïcaine dans sa version française mérite sans doute une sérieuse réévaluation et j’imagine que nous avons des gens capables de s’en occuper, mais pour le moment je voudrais juste vous recommander le premier album d’un des pionniers du genre : c’est le chanteur Pablo Master, de son vrai nom Achille Paul Bisseck. Né en 1965 à Yaoundé, ce Camerounais débarque à Paris au début des années 1980. Il commence à se faire un nom dans les premiers sounds qui apparaissent dans l’underground – notamment dans des squats vers le quai de la Gare, sur le chantier de la future BNF – et intègre le Youthman Unity Sound System. Il côtoie Daddy Yod, Tonton David, ou encore Mikey Mossman qui fera ensuite partie de Démocrates D. Et c’est d’ailleurs dans un studio du quai de la Gare, le studio WW, que va être enregistré ce disque frais et bien produit qu’est Y a-t-il un problème ? La présence au micro de Pablo ne laisse aucun doute sur sa pratique inna di dance : on sent le mec qui connaît les conditions du live et qui sait comment ambiancer les gens. Tout a l’air d’avoir été fait en une prise, avec quelques petites imperfections mais surtout une grosse aisance et dans l’ensemble une allure très « réelle », un truc authentique et naturel qui se dégage à chaque mot. Il toaste aussi bien qu’il chante et laisse même deviner des touches presque soul, comme sur le refrain de « En A en I en O ». Les textes peuvent paraître basiques mais ils décrivent sans salamalecs le quotidien des jeunes travailleurs immigrés : c’est purement factuel, que ce soit pour décrire les rapports avec les employeurs (« En A en I en O »), les ravages de l’alcool (« Boire ou conduire ») ou la nécessité de ne pas baisser les bras quand on veut s’en sortir (« Garçon »). Et personnellement j’aime bien ce style qui s’en bat les couilles de faire de belles images ou d’avoir une belle plume : c’est tout pour la clarté, avec ce débit inexorable et ces monorimes qui font la force de ce qu’on appelait à l’époque le raggamuffin (ou le rub-a-dub ?).

Vous remarquerez aussi sans doute que la prod est extrêmement solide, et on peut s’en étonner puisque la scène française était encore balbutiante en 1987 – si on compare au rap français de la même époque, par exemple, je crois qu’on peut dire que c’est plusieurs niveaux au dessus de Rapattitude. C’est que le disque, bien qu’enregistré en France, a été réalisé par l’Anglo-Jamaïcain J. Samuels, que les experts connaissent mieux sous le pseudo de Dub Judah, et dont j’avais déjà parlé il y a un moment puisqu’il avait fait l’incroyable projet Lifetones avec Charles Bullen de This Heat ! Ça donne ce son très lourd mais très précis, orné de quelques fantaisies de synthé signées Samuels (sur « En A en I en O », « Maître de cérémonie », ou « International Years of Rastafari », un des deux titres en anglais), et qui offre diversité et cohérence à ce LP court mais dense.

Un sujet qui revient plusieurs fois dans les paroles de Pablo Master, c’est l’irresponsabilité et le manque de dignité de certains citoyens français, à savoir les beaufs racistes et alcooliques qui exploitent les travailleurs africains ou maghrébins. Mais il ne les insulte jamais, ne s’énerve même pas vraiment non plus : il constate juste, un peu dépité, leur absence d’humanité et de conscience morale. Le titre « Boire ou conduire », qui creuse pas mal ce sujet, est en outre accompagné d’un clip génial, tourné dans je ne sais quelle région viticole, où le chanteur évolue dans des caves, des vignes et même sur une calèche, avec un style vestimentaire impeccable et en clamant son goût pour les jus de fruits. J’adore l’espèce de backvoice au moment du refrain, qu’on dirait sous hélium.

Le vétéran du reggae français a sorti son dernier album fin 2017, Sang et Crimes, où il s’attaquait notamment à Boko Haram. J’ai trouvé cette interview qu’il a donnée sur France 24 avec son ami Daddy Yod en 2018 et une autre, en accès payant, plus longue et sans langue de bois, sur le site Reggae.fr. En tout cas j’espère que ce très bel album de jeunesse pourra un jour être réédité, ou au moins que cet article donnera envie aux gens d’aller le découvrir sur YouTube (merci d’ailleurs à la chaîne de « Joseph Patisson » d’avoir uploadé la majeure partie des titres). Merci beaucoup cher Monsieur Bisseck !

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