Je disais du bien, le mois dernier, du guitariste Hans Reichel et je voudrais aujourd’hui revenir sur cette facette fun et presque conviviale de la free music européenne en vous recommandant un disque sorti sur le même label allemand (FMP), cette fois-ci enregistré par un Néerlandais, mais qui comme Reichel aimait bien construire ses propres instruments. Il s’agit de Michel Waisvisz, décédé en 2008 au terme d’une carrière relativement modeste en termes discographiques mais néanmoins très riche sur le plan créatif au sens large puisqu’il dirigeait le STEIM d’Amsterdam depuis 1981. Le STEIM était un atelier/institut qui défendait entre autres la pratique live de la musique électronique et donc, logiquement, la mise au point d’appareils destinés à cela, mais aussi d’objets « parlants » comme une tasse réagissant au son du thé qu’on y verse. Il y a une dimension mi-recherche mi-déconne que je trouve très enthousiasmante dans la démarche de Waisvisz et du STEIM, même si je reconnais qu’à peu de choses près on est pas très très loin de Jacques dans le genre « bricolo-rigolo » sauf que c’est beaucoup moins crispant.
L’une des principales inventions de Waisvisz, et probablement sa plus connue, est une paire de mini-claviers équipés de capteurs MIDI, qu’il tenait dans ses mains et qu’il appelait d’ailleurs des « Hands ». Ça ressemble à des espèces de grosses manettes, un peu à des gants aussi, mais des gants magiques qui captent les sons autour d’eux et qui réagissent au mouvement, si je comprends bien ce qui se passe dans cette vidéo par exemple. Sur l’album dont il est question ici, sorti en 1978, Michel n’avait pas encore mis au point ses « Mains » mais il se servait déjà de ses mains à lui pour modeler du bruit électronique très abrasif et d’inspiration ancienne (la musique afro-américaine du début du 20e siècle, notamment) et qu’il tirait d’un synthétiseur VCS 3 trafiqué dont il tripotait littéralement les entrailles. Il finit par mettre au point une machine entièrement customisée qu’il baptisa « Cracklebox » (ou « Krakdoos » en néerlandais), et qu’on entend donc à l’œuvre sur cet enregistrement.
Comme le dit cet article de FactMag, tout le charme de Crackle vient de son approche accessible et détendue du bruitisme. On saisit de fait sans trop de problèmes les airs et les rythmes que Michel détourne, c’est toujours très lisible : on entend des grilles familières de vieux jazz ou de blues, et il y a même de l’harmonica, personne n’essaie pas de nous prendre de haut avec ses expérimentations et ses connaissances subtiles. Ça sonne parfois régressif, ça tient même par instants du débile, et du débile au sens obstiné, buté. Et ça peut même ressembler à des monstres chantants, à des créatures de films d’animation flippants, ou juste à « La Linea » d’Osvaldo Cavandoli. On entend le son déferler, jaillir de tous les côtés, se boursoufler, dégouliner, s’épaissir, se figer, comme à d’autres moments il devient tout mignon, aigrelet, semblable au cri d’un petit cochon d’Inde qui aurait très faim. Ou bien encore il se gonfle d’une énergie machinique dont on ne sait pas trop si elle veut nous effrayer ou nous rassurer, c’est confus mais je dirais que ça a le mérite de proposer un dialogue de qualité, d’ouvrir une conversation qui s’annonce un minimum excitante, susceptible de passer de l’opaque à l’obscène en deux secondes. Une conversation qu’on aurait à la fois avec une poivrasse, un enfant de deux ou trois ans, un robot mal réglé et le savant Asperger mais bavard qui l’aurait conçu. Quelle ambiance ! Et quelle aventure que cet album à la fois hors cadre et néanmoins ouvert à tous les langages et à toutes les humeurs possibles.
On ne sera pas étonné d’apprendre qu’en 2005 le label Sonig, basé à Cologne et connu pour ses travaux pionniers dans le domaine du « glitch », éditera le deuxième et dernier album solo de Waiswisz, In Tune, où seront d’ailleurs rééditées certaines plages de Crackle. On peut aussi signaler que Crackle fait partie de la fameuse Nurse With Wound List, ce qui nous rappelle que la culture indus des origines savait rigoler et plus généralement que l’esthétique « expérimentale » a derrière son visage sérieux et radical toujours eu un goût pour le comique voire le grotesque. Crackle n’est pas du tout le genre de disque qui s’écoute entre amis, mais il ne s’écoute pas non plus seul et solennellement, comme un chef-d’œuvre de la grande musique subversive. Je dirais qu’il marche bien pour faire la cuisine, ça peut même donner des idées de cuisson ou de mélange d’ingrédients, pourquoi pas, et disons en tout cas qu’il reste très présent, on ne peut pas vraiment faire comme s’il n’était pas là. Mais jamais il n’envahit vulgairement votre attention, il vous laisse toujours le choix de divaguer autour de ses propositions. C’est une étrange dynamique, un truc qui oscille entre l’art brut et l’architecture brutaliste, et qui procure un plaisir sonore et tactile rare, que j’imagine bien accompagné d’une espèce de purée-ragoût pleine de textures différentes, et peut-être même d’un vin du Sud costaud, pas trop gouleyant et presque un peu végétal si possible – mais hélas je doute que mon caviste me trouve la bouteille qui convienne.
2 commentaires
Ah oui. Un article « accord musique et vin » serait très apprécié. Mais il existe déjà sans doute?
Non l’article n’existe pas encore mais on y pense !