J’ai déjà mentionné ici un morceau de Jean-Pierre Robert il y a presque deux ans, dans ma playlist sur les gauchistes en burn out, et j’avais découvert ce chanteur et guitariste originaire de Franche-Comté l’année d’avant en préparant l’émission de France Culture sur le blues de station-service, catégorie à laquelle il correspond très bien, surtout si on pense « boutique de station-service » où on peut acheter un peu tout et n’importe quoi, avec à la caisse un type qui parfois parle tout seul mais reste très souriant avec les clients.
Cela ne veut pas dire que J.-P. Robert serait juste un outsider ou un freak errant du Grand Est, même s’il n’a pas marqué l’histoire officielle de la chanson française. Sur ces deux albums intitulés J’veux pas chanter en mesure et Un jour sans un autre (réédités et couplés en 2016 au format digital sous le titre Mes années 80), on l’entend alterner chansonnettes de fait très excentriques (où il prend des voix théâtrales et joue de façon « rigolote », ce qui peut être gênant) et morceaux beaucoup plus premier degré, voire graves, sinon pathétiques, autant dans la musique que dans les textes. Mieux encore, il réussit dans ses moments les plus forts à superposer ces deux registres et à obtenir un type de feeling très français, une émotion qui mêle embarras et fierté, complexe d’infériorité et complexe de supériorité, où la modestie forcée sature tellement de honte qu’elle finit par se renverser en rage dépitée, presque impudique. Le timbre de sa voix évoque William Sheller, Michel Jonasz ou Gérard Manset, il a comme eux ce style lyrique mais réaliste, une humilité qui frôle l’obscénité.
Mais ce qu’il faut néanmoins considérer malgré tout ça, c’est que Jean-Pierre est un excellent musicien. Dans les années 1970, il a joué avec le groupe Machin, projet folk-psych déjà bien « décalé » dans son approche : les calembours dans les titres de leurs albums donnent le ton. Il a ensuite accompagné sur disque et sur scène son ami et compatriote franc-comtois Hubert-Félix Thiéfaine. Les disques de Machin, de J.-P. et de Thiéfaine sont d’ailleurs tous sortis chez Festival ou Sterne, deux structures montées par Hervé Bergerat, dont j’ai déjà parlé ici et dont je recommande à nouveau l’interview dispo sur Gallica.
Ce que j’essaie de dire, c’est que le niveau de jeu et la variété du répertoire de Jean-Pierre Robert, mêlés à sa personnalité imprévisible, donnent deux disques qui excellent dans l’art du n’importe quoi à la française : le résultat hésite entre le spectacle de café-théâtre assez « malaise », les jeux d’écriture complètement gratos, et la lettre d’amour désespérée. On a des plans blues/boogie (“Le salaud qui payait pas ses impôts”, “Histoire de blues”, “Pleurerie”, “La demoiselle de rue”), des choses plus guillerettes entre folk sixties et bossa (“Centre-ville”, “Compteur de fleurettes”, “Psavychavanavalavyse”, « Mes potes à moi ») et des trucs plus mixtes qui relèvent de ce qu’on peut appeler de la pop périurbaine, ou de la variété underground, avec un son parfois funk-rock-électro, pas loin de Lavilliers. Guitariste doué et enthousiaste, Jean-Pierre Robert n’a en effet rien contre les machines et certaines des plages les plus mémorables de ces deux disques sont celles où planent des nappes de synthés et/ou résonnent des drums de boîtes à rythmes : “Contrebande magnétique”, “Mes potes à moi”, “Coup de vent” ou “Stage informatique”.
Il y a des passages crispants, certains choix d’interprétation de J.-P. peuvent faire ramasser, comme ceux d’un comique amateur qui se rendrait compte en plein sketch, sous nos yeux médusés, qu’il est en train de s’égarer mais qui continue quand même. Mais comme ici c’est sur un disque, on peut arriver à trouver ça mignon. Et heureusement (et évidemment, sinon je ne parlerais pas d’elles) la majorité des chansons sont super belles, avec des paroles simples, qui gèrent bien la dose de cliché et réussissent à développer une poésie de bureau de poste, de guichet bancaire (le thème des infrastructures et des administrations est omniprésent), une espèce de blues grisâtre face au progrès déshumanisant, un blues de salle informatique pleine de TO7 et de MO5, comme il en est question dans l’un des textes les plus incroyables de Robert, celui de “Stage Informatique”.
C’est de la musique qui parle tellement, qui a tant de choses à dire, et qui soulève une telle masse d’émotions enfouies, comme dans un grand potlatch du cœur, que je me trouve finalement un peu inutile à vouloir chercher à la décrire. Je voudrais juste souligner que derrière sa façade de type “chanson de l’ordinaire”, elle dissimule une beauté et une grâce tout à fait extraordinaires. Il y a plusieurs morceaux construits en deux parties (“Compteur de fleurettes”, “Me souviens plus”, “Mes potes à moi”, et mon préféré : “Coup de vent”, complainte d’un père divorcé encore amoureux de sa femme, avec laquelle ses seuls contacts sont un interphone et un chèque de pension alimentaire) et quand éclot le second mouvement on arrête de voir Jean-Pierre comme un gentil chanteur un peu loser : on laisse s’épanouir sa verve sonore, son lyrisme soudain plus assuré, qui me met des frissons et qui dans un monde parfait devraient être en rotation lourde sur RFM ou Chérie FM, voire dans les playlists des plateformes (au moins sur Deezer quand même !) Et alors que je l’ai réécouté quatre ou cinq fois ces jours-ci, je suis convaincu que ce double album devrait figurer parmi les classiques de la variété des années 1980 : il y a tout dedans, des slows poignants, des tubes, des trucs introspectifs, des ambiances Blues Trottoir, de la chronique, de la déconne et de la poésie, c’est la France banale d’une époque perdue, résumée en un seul disque.
J’en profite pour vous informer que la playlist 100 % France Parallèle que j’ai faite pour Section 26 (et que j’annonçais par erreur en avance samedi dernier) sera ce soir en ligne sur le site de nos ami·e·s et collègues de critique musicale, qui d’ailleurs font toujours un travail incroyable, allez leur rendre visite si vous ne l’avez pas fait ces derniers temps, tous les articles sont bien, bravo à toute l’équipe. Et j’espère que vous allez bien vous entendre avec Jean-Pierre Robert et qu’il va peut-être même passer le weekend chez vous.