Les electric eels n’en ont rien à foutre d’avoir inventé le punk [archives journal]

ELECTRIC EELS Die electric eels
Superior Viaduct, 1975 / 2014
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Musique Journal -   Les electric eels n’en ont rien à foutre d’avoir inventé le punk [archives journal]
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Les documentaires rock, c’est comme les films pornos : on en a vu un, on les a tous vus, ou presque. Pour atteindre une durée commercialisable, la plupart des réalisateurs entrecoupent leurs images d’archives d’interviews de « spécialistes » à la chevelure grise ou disparue, qui ressassent tous la même rengaine. Tel groupe a « inventé » tel style. Tel autre a « révolutionné le monde de la musique » (quand ce n’est pas le monde tout court). Tel artiste était « le meilleur » de sa génération. Tel autre documentaire nous rabâche qu’il « fallait être là à l’époque, mec : ça ne s’explique pas, ça se vit ». Admettons. Mais alors, pourquoi s’acharnerait-on à écouter ces retraités nous expliquer l’inexplicable ?

Si l’on en croit la série documentaire Rock Legends, sur laquelle je suis tombé l’autre soir en zonant sur le site d’Arte, le trophée des « Inventeurs du punk » revient aux Ramones. Sauf que, selon un autre épisode, ce titre appartient aux Clash. Ainsi qu’aux Sex Pistols, bien entendu. À moins que ce ne soit à leur infâme manager, Malcolm McLaren ? Mais alors, qui ment et qui dit la vérité ? Au fond, est-ce vraiment pertinent d’envisager l’histoire du rock comme un sport, une science ou une industrie quantifiable ? A-t-on vraiment besoin de savoir qui a inventé quoi ? Un groupe ou un individu est-il d’ailleurs capable d’inventer un style musical à lui seul ?

Tout cela semble d’autant moins sérieux qu’en 2021, on ne peut décemment pas traiter des racines du punk sans mentionner l’existence du « protopunk ». Tel qu’on l’entend, ce terme de protopunk fait référence à des groupes post-1969 et pré-1976 (autrement dit lancés entre l’assassinat de Sharon Tate par la « famille » Manson et le premier disque des Ramones) qui dégagent des vibrations d’une telle causticité, ou d’un tel négativisme, qu’il est impensable de les assimiler au flower power à la Grateful Dead. Pourtant, on doit constater qu’une bonne partie de ces artistes, parmi lesquels on classe notamment les New-Yorkais des Fugs, les musiciens de rue déglingués de David Peel & The Lower East Side, et dans une certaine mesure le Velvet Underground des deux premiers albums, n’utilisent pas le mélange d’accords de puissance, de distorsion et de courts morceaux aux structures simplifiées, pour ne pas dire simplistes, qu’adopteront les plus représentatifs des groupes punk de 1976-1977. 

En revanche, un groupe annonce bel et bien ces traits typiques du punk historique : les electric eels – sans majuscules, en hommage au poète américain e. e. cummings. Un groupe éphémère et plus que confidentiel de son vivant, formé en 1972 à Cleveland, dont la musique sera décrite des années plus tard par Jon Savage comme « un mix distordu au possible de garage sixties et d’un rock seventies de décharge ». Je dois dire que je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette description : pour moi le son des electric eels a peu à voir avec le garage des compiles Back from the Grave, et encore moins avec le rock des seventies. Leur guitariste John Morton sera très clair à ce sujet : « Si j’étais suicidaire et que je voulais être certain de ne pas me rater, j’écouterais n’importe quel morceau des Eagles. Voilà qui résume l’intégralité de mes sentiments envers le classic rock. » 

Pour comprendre en quoi les electric eels annoncent le punk de façon plus totale que d’autres groupes dits « proto », il faut écouter le titre « Agitated », enregistré en 1975 et pressé trois ans plus tard par le label Rough Trade. De la première à la dernière seconde, l’auditeur y est assailli par un mur de son à faire passer « Anarchy in the UK » des Sex Pistols, « Blitzkrieg Bop » des Ramones et « White Riot » des Clash pour de la musique d’ascenseur. Jon Savage a raison d’utiliser l’expression « distordu au possible » : aujourd’hui encore, ce crachat de 2 minutes et 3 secondes fait partie des enregistrement les plus saturés qu’il m’ait été donné d’entendre. Tout y est dans le rouge, comme si l’expression « tourner les potards jusqu’à 11 » avait été inventée par et pour les electric eels. La voix nasillarde du chanteur, Dave « E » McManus, y évoque un Donald Duck qui aurait singé avant l’heure un Johnny Rotten prépubère, relatant son quotidien avec une naïveté touchant au génie surréaliste : « Des fois, je me dis que ce serait mieux si j’étais mort, comme mon cousin Fred. »

Au-delà de la musique, ce qui préfigure le punk est aussi l’aspect visuel et « philosophique ». Je veux parler des pochettes, des concerts, de l’attitude. C’est d’ailleurs par une photo que j’ai découvert le groupe : un portrait des trois membres qu’on dirait sorti d’un film queer trash, genre Pink Flamingos ou Desperate Living de John Waters. Les electric eels ont l’air d’y concourir pour le trophée du Groupe le Plus Jovial du Monde. Au centre, John Morton, débonnaire Hulk aux cheveux longs, tient par l’épaule le petit Dave E, troll aux sourcils épais et à l’afro pas moins épaisse, affublé d’une chemise que nous qualifierons de « disco », ainsi que Paul Marotta et son look d’aïeul·e branché·e au genre indéterminé.

Cette photo a suffi pour que je me jette sur The Eyeball of Hell, double LP rétrospectif édité en 2001 par Scat Records, avec en guise de pochette un collage digital d’une femme nue dont l’une des quatre mains empoigne un œil, non loin d’une svastika psychédélique. 

Si le punk est souvent décrit comme « plus que de la musique », les electric eels cochent donc aussi cette case-là. Ce n’est pas pour rien que le terme « terrorisme artistique » a été utilisé pour qualifier leurs concerts. L’un d’eux se déroule au Viking’s Saloon, à Cleveland, en 1974. Quelques lumpen-prolétaires y arrosent leur fin de semaine à l’usine. Ils y voient le trio, alors composé des deux guitaristes et du chanteur (ce n’est que plus tard qu’ils recruteront Nick Knox, futur batteur des Cramps), monter sur scène et remédier à cette absence de batterie. Des larsens résonnent du fond du Viking’s Saloon jusqu’à son comptoir. Le rachitique Dave E, vêtu d’un imperméable auquel il a attaché des pièges à souris, tire une tondeuse à gazon jusque sous son pied de micro. Il interroge Morton du regard. Ce dernier hoche la tête. Dave E tire la poignée de la tondeuse. Le moteur vrombit. La cacophonie produite par cet outil de jardinage couvre les larsens de Paul Marotta. Et John Morton ? À peine branché, le voilà qui jette sa guitare électrique par terre. Tandis que les textes de Dave E (« Vous savez quoi ? Le monde entier schlingue, et non, je n’ai pas besoin d’un psy : je ne ressens que de la haine et c’est tout ») peinent à couvrir sa tondeuse à gazon, le « guitariste » tabasse des feuilles de métal à l’aide d’un marteau de forgeron. Des clés à molette sont scotchées à ses poignets. Comme on l’imagine, le public est partagé entre terreur et confusion. Lorsque le trio éteint sa tondeuse et range ses guitares, le barman s’empresse de mettre « Imagine » de John Lennon dans son jukebox, dans l’espoir de faire oublier leur traumatisme à ses clients. Mais John Morton et Paul Marotta ne l’entendent pas de cette oreille. Les deux hommes se prennent par la main, titubent jusqu’au milieu de la pièce, s’enlacent et dansent un slow langoureux. Pour les habitués du bar, c’est la goutte d’eau : ils se ruent sur Morton et lui ordonnent de déguerpir. Mais ce dernier, qui de ses propres dires « a tiré les mauvaises leçons morales du roman L’Orange mécanique », n’attendait que ça : il rétorque aux insultes par des coups de poing. Pour les raisons qu’on s’imagine, les electric eels finissent leur nuit au commissariat. L’histoire ne dit pas si le patron du bar leur permet de récupérer leur tondeuse à gazon. 

Ce genre de récits donnent bien sûr son aura au groupe. Une aura qui me permet de penser que les electric eels auraient dû figurer dans le livre-culte de Greil Marcus, Lipstick Traces, aux côtés des dadaïstes, des lettristes, des situationnistes, de Johnny Rotten et de Michel Mourre, qui, en 1950, fit irruption dans la cathédrale de Notre-Dame en pleine messe de Pâques pour y proclamer la mort de Dieu. Que le groupe ne se soit produit que cinq fois en public, et que ses enregistrements n’aient été pressés qu’à titre posthume, ne fait qu’ajouter au mythe. Tout comme la présence, révélée par ces archives, de quelques morceaux free-jazz entre les brûlots punks. Quand j’ai interviewé John Morton pour le magazine Ugly Things, il m’a d’ailleurs parlé d’Ornette Coleman qui « se forçait à jouer de la main gauche sur des instruments qu’il ne maîtrisait pas, tels le violon, pour retirer la virtuosité de sa musique… Pour la purifier. » Et quand j’ai essayé de comprendre s’il considérait son groupe comme l’un des « inventeurs du punk », Morton m’a bien fait comprendre qu’il n’en avait rien à foutre. « On essayait d’être nous-mêmes, ni plus ni moins. En dehors des répètes, on était juste trois mecs qui passaient la majeure partie de leur temps à boire des bières, à regarder la téloche et à discuter nihilisme. »

Quand j’ai découvert les electric eels, j’ai pris tout cela en compte – musique, textes, looks, violence, créativité – et j’en ai conclu que nous avions à faire aux réels « inventeurs du punks ». Avant de m’apercevoir que je faisais là une erreur de jeunesse digne d’un « Rock Legends ». Car il faut bien comprendre une chose : c’est que l’histoire et la musique des electric eels auraient très bien pu ne pas parvenir jusqu’à nos oreilles. Si leurs morceaux ont eu la chance de traverser les époques, ce n’est que par la grâce d’une série de hasards : une journée à enregistrer, puis, des années plus tard, une cassette que Jim Jones, alors roadie du groupe Pere Ubu, glissa dans son autoradio en présence de Jon Savage, qui en tomba sous le charme et convainquit le label Rough Trade de produire le groupe. Si John Morton et ses amis n’avaient pas eu l’occasion de s’enregistrer, si Jim Jones n’avait pas conduit Pere Ubu sur cette tournée européenne, s’il n’avait pas amené sa cassette des electric eels dans ses bagages, si Jon Savage n’avait pas été dans le van ce jour-là, se souviendrait-on aujourd’hui des electric eels ? Si la réponse est non, une autre question s’impose : à côté de combien de groupes de cette trempe sommes-nous passés ? Combien de groupes amateurs du début des années 1970 ont-ils, eux aussi, poussé les potards jusqu’à 11 pour hurler leur haine de la société et rompre tout lien avec le mouvement hippie ? Pendant combien d’années et dans combien de garages le punk a-t-il résonné sans que quiconque ne l’entende ? Ma conviction est que les idées flottent dans l’air, saisissables par tou·te·s. Qu’elles n’atterrissent pas dans une seule tête, mais dans plusieurs à la fois, et ce dans différentes villes et différents pays. Il me semble donc tout aussi inapproprié de qualifier les Pistols, les Clash ou les Ramones « d’inventeurs du punk », que de remettre ce titre aux electric eels. Car les punks n’aspirent pas à remplacer un leader par un autre : l’idée a toujours été de mettre fin au leadership, honorant au passage la conviction que toute œuvre est collective. Il suffit d’ailleurs de fermer les yeux et de se représenter, par exemple, un Néandertalien martelant en rythme la paroi de sa caverne à l’aide des os de son ennemi, ou bien la petite nièce de Beethoven produisant un boucan inédit en piétinant le piano de son oncle, ou encore un philosophe des années 1950 proclamant que Dieu est mort en pleine messe, pour conclure qu’il est fort probable que le punk ait toujours existé.

N. B. Pour aller plus loin, on signalera l’article « Ghoulardi ou l’école du chaos », signé de David Thomas de Pere Ubu, paru dans le numéro 4 d’Audimat. Thomas y explique le parcours et l’influence décisive du présentateur de télé Ernie Anderson (par ailleur le père du cinéaste Paul Thomas Anderson), alias Ghoulardi, sur des groupes comme les electric eels et toute la scène weirdo issue de l’Ohio. 

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