Cette époque fascinante où les seconds couteaux du boom bap étaient presque plus forts que les premiers couteaux

DJ Premier New York Reality Check 101
Payday / FFRR, 1997
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Musique Journal -   Cette époque fascinante où les seconds couteaux du boom bap étaient presque plus forts que les premiers couteaux
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Je ne sais plus exactement quand j’ai découvert New York Reality Check 101, cette mixtape dont on peut dire que le mot « chanmé », si usité à l’époque de sa commercialisation, semble limite conçu pour elle. Je suis certain de ne pas l’avoir chopée à sa sortie en 1997, mais ça devait être avant le millénium puisque c’est en 2000 que j’ai basculé vers Napster et que je n’ai plus jamais acheté de CD de ma vie. L’acte d’achat a probablement eu lieu chez Jussieu Music (75005), dont l’un des vendeurs était un gros connaisseur de rap ricain et accessoirement « bouc-porteur » – il y avait aussi une meuf très cool qui tenait la boutique avec lui, ce qui faisait que dans le quartier deux meufs tenaient des disquaires, avec la mystérieuse Kimo de Silly Melody, qui aujourd’hui s’occupe du magasin Démocratie, rue de Turbigo (75003). Comme à l’époque j’étais déjà un snob infernal, je disais à tout le monde que DJ Premier m’avait « déçu » sur Moment of Truth, et j’avais donc été surpris de découvrir que le célèbre beatmaker new-yorkais avait sorti cette mixtape composée de sons méga underground, et dépourvue de morceaux de Gangstarr et de productions de son cru tout court. Premier devait sans doute vouloir montrer qu’en plus d’être le meilleur fabriquant d’instrus de son ère, il était et restait aussi un DJ super solide, développant d’ailleurs ici un style de scratches et de cuts assez différents de ceux dont il ornait ses beats à lui. De fait, on l’entend sur la tape envoyer du passe-passe dans tous les sens, il scratche et rescratche quinze fois les premières lines du premier couplet d’à peu près chaque track, et il y a même quelques séquences de breakbeats/battle breaks à l’ancienne. On l’entend prendre la parole à plusieurs moments, mais il y a aussi un host qui occupe principalement le micro, qui s’appelle Haze et qui est un peu nul mais on s’en fout, c’est pas très grave vu le level de malade du mix qu’exécute Primo derrière.

Le principe de cette mixtape et ce qui fait tout son attrait, c’est qu’elle ne sélectionne que des titres édités sur des petits labels indés de NYC, et signés par des artistes à l’époque tous quasi inconnus : les plus « célèbres » sont Company Flow, Ed O.G., Pharoahe Monch (en featuring), et à la limite J-Live qui ouvre le bal. Pour le reste on évolue entre des futures gloires déchues, des espoirs jamais transformés et des purs seconds couteaux dont personne n’a jamais rien attendu à part leur famille (et les fanatiques issus des cercles Abcdr/Sound Records/HipHopSection) : Shades of Brooklyn, L The Head Toucha, Finsta Bundy, Rezidue, Godfather Don (qu’on a croisé auprès de Kool Keith), Natural Elements (dont fait partie celui qui réapparaîtra dans une autre vie sous le nom de Ka et dont je parlais l’autre jour), Street Smartz, Choclair, Brainsick Mob (copains de Group Home). Soit des gens tous (au minimum) talentueux mais dont la renommée n’a, en France, hélas jamais dépassé 25 personnes peut-être 50 quand il fait vraiment beau comme aujourd’hui. Et puis il y a aussi « le cas » G-Dep sur lequel je ne vais pas tarder à revenir. 

Ce qui choque en tout cas c’est le haut niveau général, à la fois dans les instrus, qui sonnent presque toutes comme des classiques instantanés de rap « sample-based », qui creusent dans les crates pour trouver puis découper la bonne boucle et faire claquer la bonne snare, et dans les performances des rappeurs eux-mêmes, qui malgré leur statut pour le moins secondaire réussissent à vous faire espérer, le temps d’un couplet ou d’un track, qu’ils pourraient bien devenir les nouveaux maîtres du jeu à New York. C’est fou de se dire qu’en ces années dorées du boom bap les stars avaient tellement essaimé partout dans la ville que chaque aspirant MC arrivait à imposer un level hyper élevé de qualité minimum. Si je jouais au poker je dirais que la mise d’entrée était déjà celle d’un semi-millionnaire et que tous les artistes qu’on entend ici au micro avaient ce montant sur leur compte en banque – leur compte en banque « rapologique », j’entends, enfin bref j’imagine que vous voyez ce que je veux dire en me voyant oser cette lumineuse métaphore.

Et pour bien montrer qu’on a affaire à un véritable festival de kickage, Premier se lâche donc sur les intros des morceaux en matraquant les arrivées de chaque rappeur. Ça s’entend particulièrement sur « Lyrical Tactics » de Natural Elements et ça permet aussi de mémoriser les paroles (ne serait-ce que phonétiquement) très aisément, un peu comme en sixième quand vous vous coltinez une cassette d’anglais qui répète les mêmes dialogues et autres question-tags diaboliques. Le côté spectaculaire de la mise en scène de Primo réussit donc à être didactique et interactif, et j’aime encore beaucoup cet aspect du projet – même si à l’époque personne ne désignait cette mixtape comme « un projet », comme quoi peut-être que le rap c’était en effet « mieux avant », haha.  

Au-delà de la technique et du charisme des gens présents ici, j’aime toujours autant les instrus sur lesquelles ils posent. Des instrus qui couvrent à peu près toutes les nuances du boom bap. On a le mood « menace planante », pas vraiment agressive mais qu’il faut pas trop tester non plus, sur les morceaux de Brainwash, Laster avec Ed O.G. ou CoFlow (sur le classique « Eight Steps to Perfection »). On a aussi l’ambiance « armure pour jungle urbaine », sur les tracks de J-Live ou de Natural Elements, avec des snares énormes qui servent à la fois de bouclier et de trampoline – tous les sons peuvent d’ailleurs être écoutés comme des odes à la snare, au bap, à cette caisse claire fondamentale et cultifiée. On a aussi quelques trucs un peu plus funky, notamment le « Too Complex » de L The Head Toucha qui continue de me mettre autant la banane après tout ce temps, et où le gars transcende l’instru en ayant l’air ultra content de rapper, il déborde de joie et de flow, ça me rappelle cette phase de Weezy dans Rap City quand il dit « I hear the track I’m like an energy pack / The instruments are crying out / Where the sympathy at » : la dynamique voix/beat atteint une sorte de stade extatique, de stase comme on disait jadis. Et puis il y a aussi (et surtout, pourrais-je dire) cette mélancolie un peu automnale, qui hésite entre le rassurant et le désespéré, à base de samples magnifiquement traités, qui résonne dans les sons de Shades of Brooklyn, de Brainsick, et surtout de mon morceau favori de la mixtape, l’incroyable « Head Over Wheels » de G-Dep. Au-delà de mes goûts, c’est un morceau assez spécial parce qu’on y devine un mood désabusé, qui évoque l’achèvement et la disparition de quelque chose. Le son semble être samplé sur le générique de fin d’une série 80 ou 90 (l’original est de Tom Browne qu’on connaît aussi pour l’irrésistible « Funkin for Jamaica ») et on imagine une sorte de coucher de soleil sur la Hudson River (je ne sais pas si c’est possible techniquement en termes de points cardinaux mais bref) avec une voiture qui s’éloigne lentement, et puis les couplets de G-Dep parlent de relations hommes-femmes charnelles, vénales et peu stimulantes, voire glauques (je vous laisse traduire le titre et aller voir les paroles), où les uns et les autres s’instrumentalisent mutuellement, mais le flow du gars est tellement beau, tellement vibrant de charisme et d’aisance, comme une sorte de Mase en version amateur, un peu off du beat et off de tout en général, que ça devient sans qu’on s’en aperçoive une expérience de suspension du temps et du jugement. Et si vous connaissez un peu l’histoire du rap new-yorkais et que vous avez lu le formidable article de Raphaël Da Cruz sur l’âge de platine du rap NYC dans Audimat, vous savez que quelques années plus tard G-Dep signera chez Bad Boy et enregistrera l’invraisemblable et robotique « Special Delivery », un hit où il sonne toujours légèrement désabusé mais cette fois-ci plus ou moins du côté des winners – même si concrètement il ne deviendra jamais une star. Et c’est fascinant de se dire que ce mec a d’abord chanté ces couplets où il n’en a rien à foutre, où il a l’air revenu de tout, « blahzay-blahzay-blah » comme il dit, puis de le voir ressurgir cinq ans après dans cette incarnation conquérante. C’est comme s’il avait commencé son œuvre par la fin. L’instru en suspension de « Head Over Wheels » aide beaucoup à créer cette impression de prémonition, on dirait qu’il est enfermé dans une petite bulle où il voit l’avenir, ça tourne sans drums et sans vrai refrain, on dirait presque qu’il pourrait passer toute sa vie à rapper là-dessus, et comme Premier rejoue plusieurs fois le truc, on a tendance à croire que c’est en effet bel et bien le cas. Quelle chanson, bordel, je m’en remets toujours pas. 

Voilà, bref, vous avez compris que cette mixtape compte pour moi et pour pas mal de vieux fans de rap comme quelque chose de très important, qui marque un peu le chant du cygne du boom bap mais aussi l’émergence du rap dit indé, Bobbito, Fondle’em, etc. C’est une musique qui parfois contient sa propre nostalgie, et qui me fait penser que cette esthétique d’alors savait mieux évoquer le temps qui passe et la perte des illusions que ce qu’on a fait depuis – mais évidemment c’est subjectif et c’est même globalement improuvable. Tout ce que je peux dire c’est que contrairement à pas mal de choses que j’ai pu écouter dans ma vie, ce sont ici des morceaux qui échappent à la mélancolie de la mélancolie : ils n’ont pas cette humeur triste mais random qui peut caractériser beaucoup de choses sorties depuis, et qui personnellement ne m’inspirent aucune émotion active, frustrent le cœur, et ne font que signaler ou signifier le mood « blues contemporain » et confirmer qu’il est de plus en plus difficile de ressentir quelque chose de fort et de profond. Et ils permettent aussi de se dire que le rap, c’était déjà triste avant.    

En post-scriptum je voulais vous proposer un un éclairage sémantique au sujet du mot « mixtape » qui ne sera sans doute pas nécessaire à tout le monde, mais les sachants ne m’en tiendront pas rigueur. New York Reality Check 101 est une mixtape au sens originel, et aujourd’hui quasi disparu du terme : c’est-à-dire qu’il s’agit d’un mix de morceaux pour la plupart déjà existants, quoique parfois habilement diggés, signés par différents rappeurs, et enchaînés avec plus ou moins de talent par un DJ. En gros c’était un peu comme une émission de radio de Funkmaster Flex ou Evil Dee (ou en France de Cut Killer ou JR Ewing), mais ça sortait enregistré sur une cassette à peu près officielle, avec parfois un peu de post-prod, sans compter les fameuses intros-medley qui elles sont les seules pièces composées spécialement pour l’occasion. Pour en savoir plus, je vous recommande d’ailleurs de lire la passionnante histoire orale de la mixtape en France signée par Aurélien Chapuis en 2015 sur RBMA. Et cette première acception du terme mixtape a peu à peu laissé place, dans les années 00, à la mixtape « orientée artiste », où un DJ invite un rappeur à poser sur un assortiment d’instrus connues voire classiques, et de sons inédits spécialement fabriqués pour l’occasion. Cette pratique qui a bouleversé le marché du rap en pleine crise du disque (et dont l’un des principaux virtuoses était Lil Wayne) s’est elle-même dissipée progressivement au profit des mixtapes telles qu’on les entend aujourd’hui, c’est-à-dire des sortes de longs formats conçus par leurs auteurs comme des projets moins « travaillés » que leurs albums, mais où ils peuvent aussi davantage se lâcher et subir moins de contraintes du type « faut plus de morceaux pour les radios » (un format qui a notamment fait le succès des pionniers de la trap d’Atlanta comme T.I., Young Jeezy ou Gucci Mane, et qui en France a pu asseoir la domination de Booba avec sa série des Autopsie). Hors rap, dans la musique de club, les mixtapes existaient aussi d’une certaine façon mais elles ne se présentaient pas vraiment sous ce nom : on parlait plutôt de « CD mixés », puis aujourd’hui de podcasts ou de mixes en ligne, mais, comment dire, la singularité d’une mixtape avec des scratches et un host qui gueule n’a jamais trop pu se traduire en général, à part dans des scènes elles-mêmes directement nourries de hip-hop comme la ghettotech ou la jungle. Et en France, on a la fierté d’avoir eu Jess & Crabbe qui ont sorti une série de vraies cassettes mixées dans les années 2000, avec de la house ou du reggae, les Demolition Tapes. Voilà, c’est tout, en fait c’était juste une ruse pour dire coucou à à Jess & Crabbe (qui d’ailleurs travaillaient à une époque pour la susnommée Kimo chez Silly Melody). Bonne journée à toustes.

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