Désolé pour les publications erratiques ces derniers temps, mais j’ai un peu de mal à savoir si Musique Journal prend ou non des vacances. Un choix rendu d’autant plus difficile que vous avez pu constater, si vous êtes restés en France, que la météo a décidé de ne pas nous faire de cadeau en nous imposant un temps maussade voire passif-agressif, et que nous avons donc tous un peu de mal à nous sentir en vacances, à embrasser notre idée de l’été, de cette suspension chaude et lumineuse qui (lorsque tout se passe bien) ponctue nos vies chaque année. Et par dessus le marché, on apprend les décès de Jacob Desvarieux, K-Hand et Paul Johnson.
Cette météo pénible qui sévit en ce moment sur la France (et pas vraiment ailleurs en Europe) s’explique par un phénomène dont j’ai entendu parler il y a quelques jours : le principe de la “goutte froide”. D’après cet article d’Anne-Laure Barral, journaliste scientifique pour France Info, la goutte froide est “une masse d’air froid qui se déplace en altitude, à plus de 5000 mètres, avec des températures allant de -20 à -10 degrés. Ce courant tourne normalement autour du pôle Nord mais il peut parfois bifurquer. Une bulle se forme et peut alors arriver au-dessus de nos têtes. Quand cette masse entre en collision avec les températures plus clémentes au sol, l’instabilité provoque un temps gris, pluvieux, et des rafales de vent. Super état d’esprit, la goutte froide, franchement merci pour l’ambiance.
J’ai essayé de chercher quelle pourrait être la bande-son “idéale” pour accompagner ce climat conflictuel, qui évoquerait quelque chose d’atmosphériquement fiévreux voire nauséeux, tout en imposant un peu de froid et d’eau malveillante. Cette recherche a été elle-même assez pénible, bien que je puisse imaginer qu’il doit en fait exister pas mal de choses correspondant à ce “brief” météo, dans les franges lentes du metal par exemple, ou certains trucs d’ambient sombre, ou du post-rock glauque à la Slint ou Brise-Glace, le shoegaze aussi peut-être. Puis j’ai fini par me souvenir de ce disque japonais intitulé Tomorrow Never Comes de Xinlisupreme, pseudo de Yasumi Okano, artiste originaire de Oita – ville située sur Kyushu, l’île principale la plus méridionale de l’archipel.
C’est de la musique qui frappe d’abord par sa fabrication manifestement solitaire, même si ses inspirations viennent plutôt de choses faites par des groupes à guitares. On sent que c’est un artiste seul face ses instruments, qu’ils soient électriques ou électroniques, et qui relaie la dimension déjà très isolée de formations comme My Bloody Valentine ou Chrome en raffinant encore plus le détachement du monde qui les animait. Dit plus simplement, c’est un projet de rock solo, fait surtout par ordinateur, et j’ai l’impression que ce type de projets occupaient un peu d’espace au début des années 2000 (je me rappelle par exemple des disques de Guitar sur Morr Music) mais qu’ils s’étaient fait largement ignorer puisque la mode était alors aux bandes de rockeurs qui partent en tournée et impressionnent les gens impressionnables. Vingt ans plus tard, je trouve que ça reste en tout cas une bonne manière de garder les affects les moins clichés du rock pour les replacer dans des contextes plus réels et contemporains, et c’est particulièrement réussi sur Tomorrow Never Comes.
Ce titre se laisse d’ailleurs être lu comme une prémonition à la fois existentielle et météorologique : le soleil ne reviendra plus, le ciel sera toujours plus gris, et la pluie restera toujours là, ne serait-ce que sous forme de crachin. Et quand on entend les superpositions qui composent les morceaux de l’album, on peut de fait se dire qu’elles se présentent chacune comme des couches d’ombre, plus ou moins épaisses ou fines, s’accumulant contre la paroi des cieux. L’ordre d’arrivée des éléments n’a pas l’air très construit, la dynamique peut sembler entropique et en termes de classification ça donne donc un amas de choses qui ne choisissent pas entre shoegaze, noise-rock et plusieurs autres genres validés par The Wire, mais ça n’est jamais une fusion de tout ça : ça ressemble plutôt à un terrain vague, un atelier abandonné, un bac à disques chez un soldeur en arrêt maladie.
Il y a tout de même deux longs morceaux qui malgré leur longueur peuvent être vus comme les deux tubes du disques, “All You Need Is Love Was Not True” et “Fatal Sisters Opened Umbrella”, et qui réussissent à faire se tenir tant bien que mal le fatras et le sentiment, générant une morgue qui ne va pas du tout dans la direction de la mélancolie apaisante et possiblement harmonieuse, et qui au contraire s’expose en pleine face au chaos de l’humanité, de l’industrie et des politiques climatiques. Ce sont deux longues plages pleines d’amiante comme celle de Nonza, au Cap Corse, des bandes de terre au limites floues, des extended dub de rock électronique pas du tout dansants, mais qui pourraient défiler comme ça pendant des heures, comme le temps de merde en ce moment.
Pour finir, il faut absolument dire que Yasumi Okano a, depuis le début des années 2010 et la catastrophe nucléaire de Fukushima, donné à son travail musical une portée directement politique. Il a même un temps abandonné la composition pour se consacrer uniquement au militantisme et à la lutte contre les actions mises en place par le gouvernement de Shinzo Abe, suite à l’explosion de la centrale. Puis il a décide de concilier les deux et a entre autres enregistré un morceau baptisé « I Am Not Shinzo Abe ». Cet article de Bandcamp Daily revient largement sur la dernière décennie de sa carrière et évoque également le statut (gentiment) culte qu’a gagné Tomorrow Never Comes, au fil des années, dans les « cercles » shoegaze du monde entier – un vaste réseau de chambres de bonnes, souplex et autres combles aménagés dans les pavillons suburbiens, qui accueillent et relaient ces musiques si justes et si moroses. En tout cas, quand j’écoute ce premier LP, j’ai du mal à ne pas me figurer les nuances de gris (opaque, boueux, fumeux, parfois limite aveuglant à force d’être terne) qu’on aperçoit souvent sur les images du ciel japonais, avant ou après Fukushima. Mais je dois sûrement projeter ce que j’ai envie de voir en fonction de ce que je suis en train de vivre et d’entendre, c’est sûr. Ça n’empêche pas ce disque d’être un objet qui se retient beaucoup plus que d’autres, malgré son refus de la forme fixe, et qui peut réussir à faire du bien en cette saison qu’on aimerait bien voir se finir et ne pas se transformer en limbe.
Bon, et puisqu’il faut prendre une décision, je pense que c’est mieux que Musique Journal puisse faire un break de quelques semaines avant de vous retrouver de bonne humeur et avec plein d’articles géniaux d’ici la fin août, début septembre. Peut-être que j’aurai encore un ou deux disques à vous suggérer d’ici là, qui sait, ou peut-être que ça se passera sur Twitter, c’est à voir, mais en gros on reprendra le rythme habituel de posts dans trois ou quatre semaines. J’espère que ça vous va. Merci encore de nous suivre et de nous lire et, bon, on vous souhaite de passer une suite d’été pas trop déprimante quand même ! Bises à toustes.