Il y a maintenant dix ans, on avait découvert Young Thug en artiste insaisissable, évanescent, liquide. De son flow aqueux à ses mixtapes anarchiques, il nous glissait entre les doigts dès que l’on essayait de le saisir. Et puis le mystère s’est levé et depuis quelques années Young Thug est devenu palpable : il est passé à l’état solide. En mai 2020, il a ainsi mis en ligne une mixtape collaborative (et anecdotique) avec Chris Brown, puis au printemps dernier s’est montré d’un grand professionnalisme pour gérer la nouvelle compilation de son label, YSL. Il s’apprête même à être le producteur exécutif d’un film musical. De génie juvénile et loufoque, Young Thug s’est transformé en businessman sans même que l’on s’en rende compte. On aurait pu s’en douter, pourtant, en regardant dans le miroir déformant qu’est la carrière de Lil Wayne par rapport à la sienne. Le Louisianais a créé Young Money au milieu de sa vingtaine : Young Thug avait 25 ans lorsqu’il a lancé YSL.
Le vieillissement accéléré de Young Thug m’a vite plongé dans une certaine nostalgie, elle aussi précoce. À 24 ans, je suis donc devenu une sorte de jeune vieux con, en me revendiquant puriste de Young Thug. Attention, j’ai beaucoup aimé So Much Fun (2019), son premier véritable album, mais j’ai très vite eu l’impression que la sortie de ce disque “officiel” mettait en même temps fin à une longue période de flottement magique. L’époque des mixtapes impossibles à trouver, des leaks foireux, des conflits sans fin entre labels, et précisément de ce premier album maintes fois annoncé mais qui n’arrivait jamais.
À l’image de cette œuvre en suspens, Young Thug apparaissait jusqu’alors comme un être vaporeux, dépourvu de tout corps physique. On peut d’ailleurs rappeler que sur la pochette de 1017 Thug 2, il avait dû emprunter le corps de Wiz Khalifa, dans un montage Photoshop d’anthologie. Sur le volet suivant, 1017 Thug 3: The Finale, Thugga ne s’encombrait pas de telles manières et ne montrait que son visage, le regard un peu flou derrière ses lunettes (de vue).
1017 Thug 3: The Finale est peut-être l’un des projets les plus représentatifs des débuts délirants de Young Thug. Sous son nom de blockbuster, il s’agit d’une suite pas toujours cohérente (voire sans queue ni tête) de chutes de studio, collectées à l’arrache en 2014 par l’équipe de 1017 Records, le label de Gucci Mane. À l’époque, Young Thug est en effet déjà en train de faire ses valises vers de nouveaux horizons, et sortira bientôt sa mixtape commune avec l’équipe de Cash Money Records. Et sur ces bouts d’enregistrements qui traînaient sur clé USB et qui vont être rassemblés sur The Finale, il n’a pas son mot à dire.
The Finale n’est sans doute pas le projet le plus marquant de Young Thug, ni son meilleur. Au départ, c’est donc plutôt une queue de contrat pas très glorieuse. Mais c’est pourtant celui que j’ai le plus besoin d’écouter en ce moment : des titres repêchés dans les tréfonds de disques durs, sans lien entre eux, avec des instrus sorties de nulle part, dans un climat de joyeux désordre assumé.
Comme la tracklist y est donc ouvertement aléatoire, je me permets de commencer mon commentaire directement par la deuxième piste : “Alphabetical Order”. Sur un sample épique et pompeux de Van Halen, Thugga laisse éclater dès les premières notes des mélodies en forme de montagnes russes, chantées sans fausse pudeur. “Alphabetical Order” est un morceau où le rappeur d’Atlanta se met dans le costume de la rockstar kitsch qu’il a toujours rêvé d’être. L’ATLien savoure chaque mot qu’il prononce. Lorsqu’il dit les mots “alphabetical order”, la manière dont il bute un peu sur le “c”, puis celle dont il décroche sa voix sur le “a” suffit à l’imaginer sur scène, guitare électrique à la main, délivrant des vocalises dans son micro, devant une foule en délire.
On quitte le rock de stade avec “You the World”, la neuvième piste, pour nous retrouver dans un petit strip club désert, où seuls les néons violacés ramènent un semblant de vie. Dans un coin, Young Thug, un peu perdu, n’a pas pris conscience que la soirée était finie. Avec son BPM rapide, ses temps appuyés, un peu oppressants, ses gimmicks clamés sans fin (combien de fois Thugga dit-il “andale” ?), “You the World” est un morceau de club broyé, distordu, retourné, presque dystopique. Il y a des moments de dubstep, d’autres d’eurodance, ou du moins des sons qui entretiennent les clichés associés à ces deux styles. Par dessus le marché, Young Thug chantonne, rappe (rarement), fait des ad-libs (souvent). Sa voix devient tantôt sourde, étouffée, tantôt rauque ; il joue avec, s’amuse, pouffe un peu.
Evidemment, la trap domine la compilation : Gucci Mane est présent sur trois des treize morceaux et son ombre plane sur l’ensemble. Dans ces moments de trap brute, le timbre perçant de Young Thug peut devenir nerveux, strident, se mêlant aux cris synthétiques de l’instrumentale. Dans le genre, “Rich Nigga Shit” est peut-être le morceau le plus notable. Tendu, Thugga y délivre son refrain bondissant, comme s’il tirait la sonnette d’alarme d’un train lancé à pleine vitesse. Cassante, sa voix peut aussi devenir caressante, contenue, comme sur “I Ain’t Drunk Yet”, un autre titre marquant du projet.
En fait, du crooner au rappeur, Young Thug a déjà toutes les qualités qu’on lui connaît maintenant, mais elles se trouvent ici encore à l’état de gros bordel. Et c’est ce qui rend le projet passionnant : on ne peut jamais anticiper comment Thugga va s’amuser avec l’instru. Va-t-il pousser sa voix, la mettre en retrait ? Va-t-il se laisser aller à la mélancolie ou à la colère ? Peu importe les hurlements des machines, qui donnent à l’album une coloration chaotique, c’est Thugga qui choisira le chemin qu’il empruntera.
Cette capacité à créer sur des beats saturés des trajectoires mélodiques, émotionnelles et rythmiques qui zig-zaguent en tous sens, et dont on ne peut pas anticiper les évolutions, c’est peut-être ce que je recherche quand je me replonge dans 1017 Thug 3: The Finale, et d’autres projets du Young Thug pré-Barter 6, en 2015, soit lors de l’apogée du Young Thug “des débuts”, celui d’avant la “canalisation” de ses pulsions. Car c’est ce qui me manque parfois dans le Thugga d’aujourd’hui. Quand j’écoute So Much Fun, je vois Young Thug maîtriser son parcours mélodique et rythmique avec brio ; c’est abouti, on s’y sent en sécurité, mais les sorties de route me manquent.
À la fin de la série de carambolages de 1017 Thug 3: The Finale, Thugga – ou plutôt l’équipe de Gucci qui a fait la tracklist – nous gratifie d’un moment de répit. “Around My Way” commence par des roulements des boîtes à rythmes, mais très vite Young Thug vient nous narrer une histoire, accoudé au comptoir d’un bar, verre de whisky à la main ; ses qualités d’interprétation suffisent à nous convaincre que ce qu’il nous raconte est passionnant. Le rappeur pousse sur sa voix lorsque les violons arrivent, puis s’évapore dans un dernier refrain.
En 2014, on était tous surexcités par Young Thug. On se disait que ses mixtapes chaotiques annonçaient une carrière brillante. En réécoutant 1017 Thug 3 sept ans après, j’ai compris qu’à ce moment-là, ce n’était pas cette future carrière brillante qui m’excitait. Qu’en fait, j’aimais voir l’artiste en train de se créer, de se fabriquer, de muter, d’essayer. Aujourd’hui, Young Thug me présente ses œuvres achevées, à l’image de son visage dessiné dans une étendue d’herbe sur So Much Fun. Hier, il me faisait rentrer par la porte de service de son laboratoire, me montrait ses essais explosifs, et je me sentais vachement privilégié. Aujourd’hui, il a fermé la porte et ne livre plus que ses produits finis, testés, sécurisés. Et qui sait, c’est peut-être parce qu’il a ainsi décidé de me snober que je suis devenu un vieux con.