De Forbes (!) au Guardian, de la BBC à Pitchfork, de NPR au NME, la sphère médiatique internationale a accueilli “Glow On” comme il se devait : les bras grands ouverts et le doigt pointé en l’air en attente du singalong. Pas si louche, mais un peu too much quand des sites comme Ssense s’y mettent aussi. Au moins on se marre. Le disque de la maturité – excusez le poncif du troisième album mais c’est clairement de ça dont il s’agit – a même squatté les charts rock devant Nevermind la semaine de sa sortie. L’image n’est pas innocente. Turnstile peut-il sauver le rock ? Non. Peut-il sauver Les Inrocks ? Non plus. Mais comme Nirvana en 1991, ils mettent en lumière la scène dont ils sont issus et qui continue de fournir certains des groupes les plus excitants et créatifs de ces dernières années, en vrac : Higher Power, Code Orange, Power Trip, Pillars of Ivory, Twitching Tongues, Title Fight, Angel Du$t, Cold World, War Hungry, Digital Octopus, Blacklisted, Justice, Mental, etc.
Une question se pose cependant : le hardcore est-il vraiment soluble dans le mainstream ? De Bad Brains à Biohazard, de Suicidal Tendencies à 7 Seconds, de Cro-Mags à Shelter, nombreux sont ceux qui ont tenté l’aventure showbiz, pour un résultat souvent mitigé. Les rageux vous diront que c’est de la merde, mais malgré tout ce qu’ils peuvent prêt-à-penser, et malgré son nouveau régime qui dépasse clairement les 5 fruits et légumes violets par jour, Turnstile est toujours un groupe de hardcore – le chanteur Brendan Yates le rappelle même à chaque interview. Au cas où. Sacrifiés sur l’autel de l’ambition (toute modérée) de viser les nuages et pas juste le bar du coin, ils n’ont à s’excuser de rien. L’école du pit leur a inculqué des valeurs qu’ils continuent de soutenir : bosser la fameuse attitude chantée par H.R., ne pas dire en cinq minutes ce qu’on peut dire en trois, ne pas sur-intellectualiser sa musique et se fier à l’instinct, évacuer le superflu et privilégier la danse, allier groove et vélocité, évacuer peur et honte, toujours essayer de sonner comme un 3-6 flip de Daewon Song.
Demandons-nous plutôt, non pas ce qu’est le mainstream en 2021 (coucou Frédéric Martel 1.0) mais qu’est-ce qu’un groupe de hardcore en 2021 ? Celui qui singe l’année 1981 en tenant son micro comme Ian McKaye ? Celui qui joue toujours en jogging le même morceau qu’en 2001 ? Ou celui qui cherche toujours à expérimenter – comme les Bad Brains ou d’autres l’ont fait avant lui – et veut juste rencontrer plus de gens ? En fait, c’est tout ça qui fait que le hardcore perdure depuis 40 ans, sans l’aide de personne, et n’est pas plus trendy aujourd’hui qu’il l’était en 1995 (n’en déplaise à Alex Kapranos de Franz Ferdinand). Turnstile a débuté sa carrière sur des micro-labels issus de leur scène (Flatspot, Reaper) et malgré leur signature chez Roadrunner (qui appartient aujourd’hui à Warner), le groupe continue d’œuvrer dans la même optique conjuguant DIY et PMA. C’est par exemple Yates lui-même qui a écrit et réalisé le très beau triptyque vidéo “Turnstile Love Connection” sorti cet été. Prends ça, Wes Anderson.
Peu importe leur âge, sexe, métier, goût, des gens viennent me parler à un rythme régulier de cet album qu’ils ont découvert fin août, et qui ne ressemble à rien de ce qu’ils connaissaient. Évidemment. L’énergie continue de couler dans la mixture du groupe, une énergie extra-terrestre pour les gens qui considèrent les Strokes comme mètre-étalon du rock moderne. Qu’on prenne un titre de Step 2 Rhythm ou un de Time & Space, on reconnaît infailliblement la touche Turnstile. Le groove, pas révolutionnaire, mais aussi unique qu’actuel. Preuve qu’ils n’ont jamais perdu leur identité en route. Ils l’ont juste travaillé et amplifié en grossissant les rangs de leur tribe pour y inclure (après Will Yip, Mall Grab et Diplo) le musicien Dev Hynes, la chanteuse Julien Baker ou le producteur Mike Elizondo. Les vrais malins ont compris que pour ne pas sonner comme un banal groupe de rock, il ne fallait surtout pas prendre un producteur de rock banal.
Par un habile procédé, ils ont donc su condenser 35 ans de musique alternative en un disque sans que ça ne sonne ni comme une leçon ni comme un jukebox, à la fois sincère et inspiré, existentiel et pas surjoué. L’intro mirage de “Mystery” ne dévie jamais de l’objectif du groupe depuis 2011 : conjuguer réalité et positivité. Le tout forme une sorte de cloud rock qui ne laisse personne indifférent, quelle que soit sa chapelle musicale. Des gens visiblement pas prêts se font même littéralement dessus à leurs concerts ! Quoi de plus vrai ? Que le groupe sera toujours capable de jouer “Death Grip” sur scène en explosant tout. Qu’ils soient programmés à L’Élysée Montmartre ou La Mécanique Ondulatoire. En revanche, votre groupe aurait-il été capable de composer “Fly Again” ? Pas besoin de répondre, tendez juste l’oreille quand vous passerez près des Buttes-Chaumont, et écoutez les kids blaster ce qui sera sans aucun doute le meilleur album de l’année.