« São Paulo, Brésil. La quatrième mégapole mondiale, avec 18 millions d’âmes et de nouveaux arrivants chaque jour. Un labyrinthe anxiogène fait d’immenses gratte-ciel, d’avenues gigantesques et de chaos incessant. Imaginez Blade Runner sous les tropiques. La vie à São Paulo est rapide, folle et dangereuse : la réalité évolue en permanence. La ville est remplie d’individus venant de tout le Brésil et de l’étranger, chacun essaie d’y comprendre quelque chose. Avec du temps et de la patience, si l’on cherche vraiment, les découvertes peuvent s’enchaîner, on trouve des gens étranges et des endroits uniques… Ici, on m’appelle Gringo Paulista. Cela fait dix ans que je vis là, et j’ai déjà l’impression d’avoir vécu plusieurs vies parallèles sous ce nom… »
Voici le texte qu’on peut lire au dos de la pochette de São Paulo Confessions, album de l’artiste serbe Suba sorti en 1999. Il m’a paru impensable de démarrer cet article sans citer ces notes tant leur puissance d’évocation nous immerge complètement dans son atmosphère. Mais avant de parler du disque lui-même, arrêtons-nous d’abord sur l’histoire de son créateur Suba, l’un des pseudonymes de Mitar Subotić. “Inclassable” est un terme certes galvaudé mais je suis néanmoins obligé d’admettre qu’il colle exactement au travail de Suba – et on pourrait ajouter aussi que ses inspirations sont “plurielles” voire “éclectiques”, pour employer deux autres qualificatifs non moins rincés.
Reprenons depuis le début. Naissance : 1961 à Novi Sad en Serbie, alors encore intégrée à la République fédérative socialiste de Yougoslavie. Mitar s’intéresse très tôt à la musique, via l’accordéon, puis à l’adolescence commence à toucher du clavier dans des formations rock, avant de finir par étudier la composition et l’orchestration à l’université. Il développe dès le début des années 1980 un grand intérêt pour la musique électronique, admire Brian Eno et voue un culte à Erik Satie. Rapidement Subotić, dont l’ouverture musicale est peu commune, devient dans son pays ce que l’on appelle communément un précurseur. Sa carrière apparaît comme une oscillation permanente entre la musique dite savante et celle qui ne l’est pas. Il part à Paris pour étudier l’électroacoustique à l’IRCAM, mais cela ne l’empêche pas d’effectuer de multiples incursions dans le monde du rock avec des acolytes comme l’icône punk serbe Milan Mladenović – voir leur fantastique projet Angel’s Breathe.
Grâce à sa composition In The Mooncage, il gagne en 1986 une bourse de l’UNESCO qui lui permet d’aller étudier la musique au Brésil. Il tombe amoureux du pays, au point de s’y installer définitivement quelques années plus tard. Au cours des années 1990, il y devient un producteur musical particulièrement recherché, multiplie les collaborations et passe une bonne partie de son temps à accompagner d’autres musiciens dans leurs projets. Mais il réfléchit aussi à ses propres créations, comme en témoigne le chef-d’œuvre São Paulo Confessions, probablement mûri par Suba tout au long de l’ultime décennie du 20e siècle.
Immédiatement, et de manière certes prévisible, le mot qui vient à l’esprit pour décrire le disque est saudade. On sait que ce terme réputé intraduisible désigne en portugais un sentiment confus de mélancolie gonflée de désir : la saudade serait peut-être le fantasme de la lumière au bout du tunnel. C’est un état d’esprit incertain, dans lequel tout un chacun est susceptible de se reconnaître un jour. La saudade n’est pas la dépression mais un état plus ambivalent. Ça tombe bien, São Paulo Confessions est précisément un disque ambivalent.
Aux côtés de Music for Airports d’Eno et de Moon Safari de Air, l’album semble appartenir au club très fermé des disques d’aéroport que l’on n’entend jamais dans les aéroports. Écoutez pour vous en convaincre l’élégance lounge du premier titre de l’album « Tantos Desejos » ou de « Felicidade », tous deux portés par la voix d’une chanteuse alors âgée de 21 ans, qui a déjà tout d’une diva : Cibelle. Dans ces morceaux, j’entends la bande-son idyllique d’une mondialisation où tout semble bien se passer ; c’est sûrement l’idée de musique d’aéroport qui me fait penser au concept de mondialisation. C’est un disque de flux, tout semble y circuler. Les morceaux sont chargés et pourtant, l’ensemble sonne très aéré, fluide : le mix est absolument parfait. Les notes de pochettes présentées en début d’article rendent bien compte de cette sensation de vitesse maîtrisée, mais inquiétante, nous sommes prévenus : « La vie à São Paulo est rapide, folle et dangereuse. »
Si j’évoque cette idée de mondialisation heureuse, c’est aussi probablement que le disque a été conçu dans l’espace-temps bien particulier des années 1990. Soit la décennie de la soi-disant “fin de l’histoire”, comme le disait en 1992 un fameux essai de Francis Fukuyama. Une fin de l’histoire qui aurait résulté de l’explosion du bloc soviétique et de l’apparent triomphe mondial du modèle social-démocrate sur le modèle communiste. En ce temps, même le réchauffement climatique semblait être une affaire sous contrôle. En 1992, toujours, les dirigeants mondiaux se félicitaient, lors d’un célèbre sommet à Rio, de mettre en place les agendas 21 pour « sauver » la planète. L’humanité semblait sur de bons rails : pour peu, on aurait presque pu y croire. En réalité, les raisons d’être optimiste étaient rares. Les guerres en ex-Yougoslavie qui firent suite à l’explosion du bloc soviétique furent là pour l’illustrer et aujourd’hui, les incendies qui ravagent le Brésil chaque été finissent de nous faire déchanter.
Quelle incidence concrète ont eu ces événements sur les productions de l’exilé serbe au Brésil qu’est Suba ? C’est objectivement délicat à évaluer. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que São Paulo Confessions n’est pas si rose que ça, pas si doux non plus. Au-delà des titres les plus lounge de l’album, précédemment évoqués, il s’agit d’un disque habité d’ambiguïtés, qui entretient une certaine irrésolution dans les émotions qu’il nous communique. D’où ce sentiment confus de saudade qui s’empare de moi quand je l’écoute. Finalement, c’est précisément dans ses dissonances qu’il sonne juste, c’est-à-dire en phase avec son époque, celle d’un monde en crise à tous les niveaux.
En réalité, São Paulo Confessions est un faux disque grand public. Si on tend l’oreille, on entend résonner dans chaque morceau un désir viscéral d’expérimentation, comme pour rendre compte d’un réel qui lui aussi se dérobe sous nos pieds, incompréhensible et mouvant. Après tout, que pouvait-on attendre d’autre d’un disque sorti par une sous-chapelle de Crammed Discs, le label de Marc Hollander, l’un des plus grands expérimentateurs pop d’Europe depuis les années 1970 ? Du reste, je n’aurais pas été surpris de voir un titre comme « Pecados Da Madrugada » sortir sur Rephlex à la même période. Mais comparaison n’est pas raison, et la vérité, c’est que Suba a son truc à lui. Pour preuve l’ultime morceau du disque, au titre célinien : « A Noite Sem Fim », une nuit sans fin. Un track qui semble devoir autant aux maîtres du trip-hop qu’à la musique minimaliste déphasée d’un Steve Reich. C’est par ce genre d’alliance surprenante que Suba tire son épingle du jeu et fait preuve d’une authentique originalité. Autre morceau d’anthologie, « Antropofagos », qui détonne par son curieux rythme batucada duquel surgit inopinément un intense solo de violon. Comme une double réminiscence des musiques tziganes d’Europe de l’Est et de la musique afro-brésilienne.
Vous l’aurez compris, São Paulo Confessions est un disque éminemment personnel, absolument remarquable dans sa capacité à venir greffer avec naturel des éléments provenant de cultures différentes. Les qualités formelles du disque sont d’ailleurs très remarquées par la critique musicale de l’époque, au Brésil comme ailleurs. En novembre 1999 Mitar Subotić assure avec enthousiasme la promotion du disque à São Paulo, mais un soir qu’il revient d’une soirée presse, il voit que son appartement aménagé en studio est en train de prendre feu. On postule que le Serbe se met alors en tête de sauver des flammes les enregistrements sur lesquels il est en train de travailler. Ce dont on est certain, c’est que Mitar Subotić ne ressortira pas vivant de chez lui : il meurt à l’âge de 38 ans. Ses confessions paulistes demeurent. La voilà, la vraie fin de l’histoire.
Épilogue
Au cours des dernières années, on a constaté un vrai regain d’intérêt pour l’œuvre de Mitar Subotić, notamment grâce à son compatriote le DJ Vladimir Ivkovic, qui dirige le label Offen Music. En relation avec la mère du défunt artiste, il a exhumé sur son label de nombreux travaux de Subotić sous ses pseudos Rex Ilusivii et Suba. En France aussi, le cas Subotić passionne : l’estimé label Versatile a ainsi lui aussi sorti une compilation consacrée à Rex Ilusivii. Enfin, les plus attentifs auront également repéré le nom de Mitar Subotić sur trois titres de la déjà culte compilation Outro Tempo II du label Music from Memory – une sélection visant à défricher le passionnant terrain des musiques contemporaines électroniques du Brésil des années 1980 et 1990. Naturellement, Suba méritait d’y figurer.